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A contretemps

Entretien avec Juan Diego Botto, réalisateur

ON VOUS CONNAÎT POUR VOS NOMBREUX RÔLES AU CINÉMA ET À LA TÉLÉVISION. AVEC À CONTRETEMPS, VOUS RÉALISEZ ET CO-SCÉNARISEZ VOTRE PREMIER LONG-MÉTRAGE. MAIS VOUS ÉCRIVEZ AUSSI POUR LE THÉÂTRE.

Presque tout mon théâtre tourne autour du même thème. En général, l’exil, l’impunité, la mémoire sont très présents dans mon travail. Même la dernière œuvre que j’ai écrite, Une nuit sans Lune sur García Lorca, que je pensais différente. Après analyse, j’ai réalisé que j’avais encore écrit sur un homme disparu, un homme qui a été enlevé chez lui, arrêté illégalement, torturé, fusillé et porté disparu. On ne sait toujours pas où est son corps. Je crois que mon théâtre rejoint À Contretemps sur deux points : d’abord, la question de l’impunité, avec cette lutte de l’être humain contre des institutions invisibles qui sont bien plus puissantes que l’individu. Et l’autre point, c’est le prix à payer pour cette lutte, le prix de l’activisme, pour ainsi dire, pour ceux qui essayent de changer les choses et qui sont représentés par Rafa, le personnage interprété par Luis Tosar. Les autres le voient comme un héros, mais il délaisse aussi quelque chose.

QUEL A ÉTÉ LE POINT DE DÉPART DU PROJET ? 

À Contretemps est né d’une conversation avec Penélope Cruz, que je connais depuis l’adolescence. Elle me suggérait d’écrire pour le cinéma. J’ai commencé à écrire, et j’ai eu l’idée d’une scène dans laquelle un couple discutait la veille de son expulsion locative. C’est parti de là. 

QU’EST-CE QUI VOUS A POUSSÉ À VOUS EMPARER DU SUJET DES EXPULSIONS ? 

On raconte les histoires qui nous touchent et par lesquelles on se sent personnellement ému, intéressé, mobilisé. Grâce à Olga Rodríguez (journaliste et co-scénariste du film) j’ai eu connaissance de la situation des expulsions en profondeur et en détail. On a fait de longues recherches pendant plus d’un an avec des familles en procédure d’expulsion, on a interviewé des éducateurs, des travailleurs sociaux, des avocats. Quand on a connu cette réalité en profondeur, c’est très difficile de se maintenir à l’écart de ce qui est visiblement une atteinte, un abus social, vis-à-vis et contre les plus défavorisés. Ça nous a motivés à raconter cette histoire. Il y a eu énormément de versions du scénario, car il s’est écoulé beaucoup d’années entre l’écriture et le financement, et puis il y a eu la pandémie. Ça a été un processus très long. Dans une histoire sur une réalité précise, le point de vue est implicite, le point de vue sur l’éthique en question est implicite dans l’injustice qu’on raconte. 

LE FILM SE TERMINE SUR LA FOULE QUI SCANDE « VERGUENZA », QUI SIGNIFIE « HONTE » EN ESPAGNOL.

On termine le film sur le mot « honte », car c’est ce que ressentent toutes les personnes qui ont eu un faux pas économique et qui, à cause d’une maladie, la perte d’un proche, le chômage, etc… ne peuvent plus payer leur loyer ou leur prêt et ressentent une profonde honte. Cette honte doit passer de l’individuel au collectif, pour cesser de culpabiliser l’individu et porter la responsabilité sur la société. Ce n’est pas un hasard si on termine là-dessus. 

QUEL A ÉTÉ LE PROCESSUS POUR RASSEMBLER UN TEL CASTING ? 

Pour ce qui est de Penélope, c’était l’évidence même. Elle est à l’origine de l’histoire. Pour Luis également. À partir du moment où est apparu le personnage de cet avocat, j’ai tout de suite pensé à Luis Tosar. C’est l’un des meilleurs acteurs d’Espagne, et sans doute aussi au monde. Ensuite, on a fait auditionner Adelfa Calvo (Teodora). C’est une actrice exceptionnelle, qui me semblait un peu jeune pour le personnage. On l’imaginait plus âgé. Mais elle a livré une audition tellement formidable que ça ne pouvait être qu’elle. Le jeune Christian Checa (Raúl) est lui aussi formidable. On a auditionné des centaines d’adolescents, et Christian a livré plusieurs auditions exceptionnelles. On ne voyait plus d’autre acteur que lui. La même chose s’est produite avec Aixa Villagrán (Helena). On avait déjà fait un choix, avant cette dernière audition. Elle m’a bluffé. Et je me suis dit : «C’est elle». Elle avait fait quelque chose de très différent des autres. Ce qui ressort du film, je pense, c’est le merveilleux travail de tous les acteurs. 

POURQUOI AVOIR FAIT APPEL À DES ACTEURS NON-PROFESSIONNELS POUR CERTAINS RÔLES ? 

Le processus de recherche a été si long, si complexe et si productif qu’on sentait qu’il allait inclure ceux qui avaient eu l’immense générosité de nous laisser entrer chez eux et de nous raconter leurs histoires. Un jour, Olga Rodríguez a eu l’idée de filmer une assemblée, donc on a inclus cette séquence et on savait que ça devait être une assemblée réelle où chacun parlait de son cas. La réalité est toujours beaucoup plus forte et déchirante que la fiction. Leurs histoires sont atroces. Si on racontait leurs cas réels, le film serait bien plus dramatique. 

À CONTRE-PIED DE L’ÉLAN DE SOLIDARITÉ ET DE L’EMPATHIE QUI PARCOURENT LE FILM, LE PERSONNAGE DE RAÚL DÉTONNE. 

Ce personnage nous plaisait beaucoup. Il représente le spectateur moyen, la société en général. Il n’a pas de mauvaises intentions, il n’est pas vraiment méchant, c’est juste qu’il ne se sent pas concerné. Mais quand on approche une réalité, qu’on la connaît en profondeur, on s’implique et le personnage décide de se dire : « J’ai vu, je suis impliqué, je fais partie de ça, on doit agir ». On a nous-mêmes senti cet inversement dans l’espoir. Une fois qu’on a vu une réalité, on ne peut plus la nier. 

À CONTRETEMPS DÉMARRE SUR UNE FIN DE CYCLE : LE PERSONNAGE DE RAFA SE DONNE LA JOURNÉE POUR RETROUVER LA MÈRE DE LA FILLETTE. AZUCENA A 24 HEURES DEVANT ELLE AVANT SON EXPULSION. POURQUOI AVOIR CHOISI DE TOUT CONDENSER SUR CETTE DERNIÈRE JOURNÉE ? 

Pour transmettre toute cette tension… Quand on raconte des semaines au cinéma, ça perd en tension à mesure que le temps passe. Pourtant, les gens vivent des mois ou des années avec une tension énorme. Ils ont tous décrit cette sensation de vivre avec une épée de Damoclès. On a fini par trouver l’idée de synthétiser toute cette pression sur le dernier jour, sur un seul jour où tout se passe. Ça place le spectateur dans la sensation que ces gens ont constamment. Je crois que cette idée a tout débloqué dans la gestion du temps et a fait naître le scénario. 

QUELLES ONT ÉTÉ VOS SOURCES D’INSPIRATION LORS DE L’ÉLABORATION DU FILM ? 

En ce qui concerne la mise en scène, la référence la plus directe est Vete de mí de Víctor García León. Même si c’est un film très différent. J’ai aussi retenu différentes choses des réalisateurs avec lesquels j’ai travaillé. A commencer par l’immense respect dont ils font preuve dans leur travail. Puis aussi que chaque histoire vit différemment. Si je fais un autre film, le rendu sera certainement très différent. Celui-ci nécessitait une approche très réaliste, quasi-documentaire. Ces mouvements de caméra portée jamais tranquilles, quasi-constants, le grain de la pellicule 35 mm... Tout ce qui contribue à produire cette sensation de vérité.

(Dossier de presse)