L'été dernier
Entretien avec Léa Drucker, actrice
Comment êtes-vous arrivée dans l’univers de Catherine Breillat ?
L’intuition de notre association vient de Saïd Ben Saïd, le producteur du film. De ce que j’ai compris, Catherine ne connaissait pas bien mon travail. Moi-même, je n’étais pas sûre de pouvoir m’intégrer à son univers, je me disais que ça allait vraiment dépendre de notre rencontre, qui s’est d’abord faite par téléphone.
Et puis je l’ai rencontrée physiquement. Je voyais bien qu’elle m’observait en même temps que je lui disais combien j’aimais le scénario. Je n’ai pas beaucoup parlé, je l’ai surtout laissée me raconter comment elle voulait filmer certaines scènes, ses points de vue sur le cinéma, son amour pour le Caravage et pour les tableaux du XVIIème. Elle a vraiment partagé avec moi toute sa vision du cinéma, la vision de ce qu’elle avait envie de faire. Et ensuite tout s’est enclenché, de manière très simple.
Vous connaissiez son travail ?
Je me souviens que j’avais vu 36 Fillette à sa sortie. J’ai aussi vu Parfait Amour, À ma sœur, Abus de faiblesse… que j’ai adorés car ce sont des films qui m’ont bousculée. J’étais donc enthousiaste à l’idée de pouvoir faire ce film, d’entrer dans l’univers de Catherine. Evidemment, j’avais aussi de l’appréhension, mais je fais ce métier pour ça, on ne peut pas tout maîtriser, au contraire, il faut savoir aller vers l’inconnu.
Catherine a des partis pris, une vision dont je ne sais pas si on peut dire qu’elle est radicale, mais en tout cas complètement cohérente, très précise dans sa tête. C’est tellement génial de travailler avec des metteurs en scène qui ont de l’ambition, un esprit et un univers esthétique aussi forts.
A la lecture du scénario, comment vous expliquiez-vous le lien entre Théo et Anna ?
Ce sont deux personnages prisonniers qui vont se retrouver là-dessus. Lui dans l’idée qu’il faut qu’il explose et que sa jeunesse existe. Et elle qui s’ennuie dans son carcan bourgeois que tout d’un coup elle veut faire voler en éclat.
Mais comme dans la vraie vie, il ressortait surtout du scénario la complexité et le mystère de certaines relations chaotiques dont on se dit qu’elles pourraient conduire au désastre. Il y avait quelque chose de tragique, dangereux et vertigineux dans cette histoire. Je n’arrivais pas à avoir réponse à tout, et je trouvais ce flottement très intéressant. J’adhère à cette idée que l’on n’arrive pas toujours à définir ce qu’est l’amour, la part de destruction qu’il peut contenir.
Je me suis sentie appelée par ce scénario dont on a le sentiment qu’il s’échappe parfois du réalisme. On pouvait en effet se dire que l’on est juste dans la tête de cette femme… Impression que Catherine a renforcée au tournage, au montage et au mixage.
L’intimité entre Anne et Théo prend corps sur une forme de mensonge : cacher au père que Théo a volé.
C’est le début d’un pacte, même si ce n’est pas conscient dans la tête d’Anne. Un pacte où elle lui dit en substance : « Tu vas arrêter maintenant d’être dans ton monde d’adolescent tourmenté et rebelle qui nous plombe tous. Je te propose un autre rôle. » Toute la journée, dans sa vie professionnelle, Anne fait face à des jeunes filles abusées. Une part d’elle se connecte très facilement à l’adolescence. C’est cette même part qui l’incite à ce pacte, sans savoir qu’il va les embarquer dans une histoire d’amour très dangereuse.
Malgré leur différence d’âge, Anne n’infantilise pas Théo et Théo ne recherche pas une mère, ils sont dans un rapport d’égal à égal…
Il est parfois même plus adulte qu’elle ! Sans qu’elle nous soit racontée en détail, l’expérience traumatique qu’Anne a vécue dans sa jeunesse, est sans doute connectée à sa liaison avec Théo, à cette envolée avec ce jeune homme. C’est un nouveau départ pour elle, avec l’idée peut-être de rejouer ce qui s’est mal passé quand elle était très jeune. En tout cas, sur le tournage, je retrouvais des réactions, des attitudes de ma propre adolescence. J’ai eu l’impression d’avoir quinze ans quand j’étais sur la trottinette avec Samuel ! Je me suis laissé emporter par la situation, par un souffle de jeunesse.
A aucun moment on ne peut penser qu’Anne abuse de Théo…
Certains pourraient dire, sur le papier, que c’est une prédatrice, mais à mon sens le film ne raconte pas du tout un cas d’abus. Si Anne était dans la prédation, les choses seraient à leur place dans des cases, mais là, c’est infiniment plus complexe : il y a du sentiment, des deux côtés… Alors, qu’est-ce qu’on fait quand ça arrive ? La morale n’est pas très opérante dans ce genre d’histoires « d’amour ». J’utilise des guillemets car c’est difficile de définir vraiment ce qu’est cette histoire. Certains diront que ce n’est pas de l’amour, mais un cas d’inceste puisque cela a lieu dans la cellule familiale. Cette histoire pourrait faire exploser la vie professionnelle d’Anne et détruire sauvagement sa vie de famille, détruire les relations entre le père et le fils. Mais encore une fois, quand on a dit ça, qu’est-ce qu’on fait de cette histoire ?
J’avais aussi envie de faire ce film pour bousculer les idées reçues, le plus intelligemment possible, ou en tout cas le plus sensiblement possible. L’idéologie ne peut pas avoir réponse à tout, on est avant tout des êtres humains, avec des âmes tordues – pas « tordu » dans le sens de « méchant » mais de « non-linéaire ». Et je trouve que ce film expose bien ces âmes humaines opaques, sans nous donner de réponses, sans asséner des vérités.
J’aime aussi que Catherine termine son film avec la chanson 20 ans de Léo Ferré. C’est d’autant plus troublant qu’on n’en oublie pas pour autant la complexité de la situation. Catherine a une vision aiguë des choses, c’est une libre penseuse, c’est à dire qu’elle ne se soumet à aucune idéologie du moment mais à sa pensée à elle, qui va très loin…
Anne et Théo sont la plupart du temps filmés comme dans une bulle, sans grande conscience du monde autour.
Je voyais bien que la caméra était tout le temps sur nous, très proche de ce qui se passe à l’intérieur des personnages. Cela nous demandait d’être toujours très concentrés et très intimes. Même dans les scènes a priori plus anodines, rien n’était anodin. Anne et Théo sont toujours reliés, dans le regard l’un de l’autre. C’est assez vertigineux de jouer ça.
Souvent, Catherine Breillat privilégie un personnage plutôt que de passer de l’un à l’autre.
J’ai été surprise par ce scénario, j’ai été surprise par ce tournage, et encore plus quand j’ai vu le film, qui a pris encore une autre dimension au montage. Notamment ce parti pris d’absence de contrechamps que vous évoquez. On sent du coup peser le regard de celui qui est hors-champ. Je trouve ça formidable parce que ça raconte vraiment ce qui se passe entre Anne et Théo, ce que provoque leur mise en présence, comment le regard de l’un sur l’autre influe sur ce qu’ils sont.
Plus globalement, cela rejoint mon travail de comédienne, qui ne se limite pas à la préparation et la construction d’un personnage. Jouer, c’est aussi accueillir l’influence qu’un comédien peut avoir sur vous et l’influence que vous pouvez avoir sur lui, pas d’une façon rationnelle ni intellectuelle, mais irrationnelle. Catherine met beaucoup en valeur cette part irrationnelle dans son film.
Lors de la deuxième scène d’amour entre Anne et Théo, le temps se suspend de façon onirique. On bascule dans une forme de mort, à moins que ce ne soit l’éternité…
Pour cette scène, Catherine est arrivée avec un tableau du Caravage, Marie-Madeleine en extase, et m’a dit : « Tu vois, c’est ça que je veux. » Alors j’ai regardé l’image et j’ai essayé d’y réagir émotionnellement et de réagir à l’exigence de Catherine, qu’elle pousse loin. Et quand elle a laissé le plan s’étirer, je ne me posais pas la question de ce que ça allait donner, je me suis laissé faire, emportée par son image. C’est génial d’être dirigée avec un tableau du Caravage !
Plus globalement, comment décririez-vous la direction d’acteur de Catherine Breillat ?
Je ne comprenais pas forcément où elle voulait m’emmener mais j’essayais de me laisser flotter dans son monde. Catherine dirige beaucoup à la voix, elle parle tout le temps, avec un vocabulaire fascinant – même dans la vie, elle a une façon unique de parler. Catherine dit parfois des choses féroces et radicales, elle semble possédée quand elle filme, mais c’est pour te propulser dans une direction quasiment mystique et irréelle, qui te fait sortir de toi.
Comment s’est passée votre rencontre avec Samuel Kircher ?
On ne s’est pas rencontrés avant le tournage, c’était une volonté de Catherine !
Samuel est étonnant. C’est un garçon extrêmement délicat, sensible, généreux, entier. Quand il plonge, il plonge complètement.
Comme j’étais beaucoup plus âgée que lui, j’ai veillé à ne pas l’envahir d’explications ou de conseils. S’il souhaitait me parler, me poser des questions, la porte était ouverte, mais j’ai tout de suite vu que c’était un acteur avec un instinct insensé, et qu’il avait parfaitement compris ce qu’on racontait. Et l’engagement qu’il fallait avoir.
Samuel était dans la joie aussi, beaucoup. Il adorait Catherine. Pour les scènes que l’on avait ensemble, et qui étaient difficiles, on était dans une confiance totale et réciproque envers elle. D’autant plus qu’il n’y avait aucun flou artistique. Catherine était très méthodique, elle abordait ces scènes comme des cascades, de manière très technique et précise sur les cadres, les mouvements de caméra.
Cela m’a beaucoup rassurée d’en savoir le plus possible sur comment elle voulait tourner ces scènes, ce qu’elle avait envie de voir, ou pas. Catherine a d’emblée cadré les choses : « Je ne suis pas intéressée par la chair. Ce qui m’intéresse, ce sont les visages. » Du coup, j’ai cru que ce serait plus facile, mais j’ai découvert que c’est cent fois plus difficile que d’être filmée de loin ! Le visage est tellement intime.
Malgré cette focalisation sur le visage, j’ai l’impression que c’est la première fois que l’on vous sent à ce point aussi physiquement présente dans un rôle…
Oui, c’est nouveau pour moi. Cela a commencé dès les essayages costumes. Catherine est d’une précision redoutable sur les tissus, la moindre couture, les chaussures… Quand j’ai vu cette robe moulante blanche et ces hauts talons, je me suis demandé si j’allais savoir évoluer facilement habillée ainsi ! Finalement, ça m’a aidée à entrer dans le personnage d’Anne. Le fait d’être toujours bien coiffée, d’être une femme désirée, désirante, m’a empêchée de me cacher, m’a obligée à bouger d’une certaine manière dans les scènes d’intimité, à accepter d’être un personnage sexué, une femme avec un corps, et qui l’assume.
Catherine m’a mise dans un état particulier et menée vers quelque chose que je n’avais pas encore fait, hormis peut-être un peu au théâtre. Avec Catherine, on voit qu’on n’est pas regardé comme d’habitude. Et elle fait ça avec tous ses acteurs. Elle nous a tous magnifiés, elle nous a tous rendu très beaux. Je me souviens qu’elle voulait qu’Olivier Rabourdin ressemble à un acteur américain.
Le plan sur le visage d’Anne quand elle décide de mentir à son mari est d’une étrangeté digne d’un film d’horreur…
Anne devient soudain un personnage de film noir des années 50. Avant de tourner, j’appréhendais cette séquence avec mes outils de comédienne, des choses assez psychologiques. Je suis une actrice plutôt très animée, très expressive, je crois toujours qu’il faut y aller à fond, s’ouvrir les tripes, mais Catherine m’a dit : « Non, non, rien, zéro. » Là encore, elle était très précise et voulait tout absorber dans une intériorité. On aurait presque dit du théâtre Nô, en tout cas c’est l’image que je m’en fais. J’avais rarement exploré cette forme d’immobilité, qui crée une bascule assez monstrueuse de ce personnage, proche de la possession. Anne finit presque par croire elle-même à son mensonge, elle bascule dans un déni féroce, une part de folie.
Un déni ?
Anne sent concrètement qu’elle va être punie socialement, que sa vie va être anéantie, surtout sa vie de famille, qu’elle veut préserver à tout prix. C’est là où se situe sa révolution intérieure, le moteur de sa folie qui la conduit à ce point dans le déni en tant que femme. Alors qu’en tant qu’avocate pénaliste, elle est tout à fait consciente de ce qu’elle a fait, elle est au cœur de ce genre d’histoires toute la journée.
Catherine Breillat nous avait peu habitués à filmer les larmes de ses personnages…
Oui, même si ça reste retenu, elle les filme. J’aime beaucoup comment elle a mis en scène l’émotion, et comment elle a monté le film. Il y a une grande part émotionnelle dans chacun de ses personnages. Le film n’est ni cynique ni méchant, il est juste désespérément humain, avec toute la complexité que cela implique.
La dernière scène d’amour est intégrée dans le déroulé de l’histoire, mais on pourrait aussi se dire qu’elle l’a rêvée. Avec cette clé énigmatique qu’elle tient dans sa main…
Catherine n’a jamais voulu me donner l’explication de cette clé ! Alors je me suis raconté moi-même plein de choses : est-ce la clé d’un conte, la clé d’un songe, la clé pour ouvrir une porte de prison ? Anne est heureuse avec son mari, elle a choisi sa vie avec lui, mais avec Théo, elle choisit aussi de s’échapper de cette cage et de suivre ses désirs.
On sent un mimétisme entre vous et Catherine Breillat, notamment dans l’intensité du regard.
J’ai dû prendre des choses d’elle, sans forcément m’en rendre compte. C’est en revoyant le film que j’ai réalisé que j’avais acquis un peu de son opiniâtreté, de son intensité, avec tout d’un coup une part de l’enfance qui surgit. C’est très étonnant. Catherine est drôle. Elle m’a dit : « Toi, tu es comme moi, tu es folle du cinéma, et c’est pour ça que tu as pu me supporter ! »
Propos recueillis par Claire Vassé
(Dossier de presse)