L'été dernier
Entretien avec Catherine Breillat, réalisatrice
À l’origine de L’Été dernier, il y a un film danois : Queen of hearts… Pourquoi avoir eu envie d’en faire un remake ?
C’est une idée de Saïd Ben Saïd. Il m’a envoyé un petit mot en me rappelant que l’on s’était rencontré au festival de Belfort trois ans auparavant et me disant qu’il venait de racheter les droits de remake d’un film danois et pensait que je ferais mieux que l’original !
À ce moment-là, j’étais au fond du trou. Je n’avais plus envie de faire du cinéma. Je pense que j’étais aussi en dépression larvée, je suis quand même en très mauvais état physique. Etre hémiplégique, ce n’est pas simple.
J’ai regardé le film et j’ai été stupéfiée par ce mensonge qui y est raconté. Proférer un si gros mensonge et arriver à le faire croire à l’autre, il faut quand même être dans une forme de vérité pour y arriver ! Je trouvais que c’était un dispositif scénaristique absolument génial, digne de Shakespeare.
Mis à part ce dispositif, votre film est très différent de l’original, qui raconte l’adultère d’une bourgeoise, à la limite de la prédation. Dans L’Été dernier, vous filmez la pureté du désir et des sentiments.
Sur le papier, c’était effectivement l’histoire d’un adultère avec un beau-fils beaucoup trop jeune, etc. Mais ce n’est pas ça que je voulais raconter. Je n’aime pas le cinéma réaliste, quand on le cantonne à dire des choses convenues, étriquées, moralistes. L’art moraliste enlaidit et rétrécit les gens. Mais l’Art est moral car il les embellit, porte un regard sur eux qui les épanouit, les transfigure
Contrairement à ce qu’on croit, je suis hyper romantique ! Je suis obsédée par la pureté, c’est pour ça que je ne supporte pas l’adjectif « sulfureux » à mon égard. Ni que l’on dise que je fais du cinéma érotique. Je hais l’érotisme ! L’érotisme, c’est la manière dont les hommes voient les femmes comme objet de consommation. Je n’ai jamais mis le moindre érotisme dans mes films. Il y a certes de l’âpreté et de la sexualité, parce que je me suis interrogée sur mon identité sexuelle depuis le début. Mais mes films sont avant tout poétiques. Ce qui m’intéresse, c’est le désir, l’amour, la pulsion amoureuse, la culpabilité… enfin tout ce qui nous échappe, tout ce qui est de l’ordre du non-dit et que j’appelle notre « lieu commun ».
Au début de l’histoire, tout sépare Anne et Théo, qui a encore un pied dans l’enfance, notamment quand il joue avec ses petites sœurs…
Théo est très mal dans le monde adulte – et pour lui au départ, Anne est aussi monstrueuse que les autres adultes. Et puis arrive cette scène capitale, où elle lui rapporte son porte-clés. A ce moment-là, on ne le voit toujours pas venir comme amant potentiel. Il a encore ses grosses joues d’enfant, il n’est pas vraiment beau, a des manières de petit ado arrogant. Malgré tout, elle lui tend la main, il ne s’y attendait pas et c’est là que le film commence vraiment : il lève les yeux vers elle, la regarde autrement, semble la découvrir et lui aussi prend une autre dimension. Leurs visages changent d’ordre et de temporalité, comme à l’arrivée d’Eli Wallach dans Baby doll d’Elia Kazan.
En faisant ce pacte avec Théo, Anne signe sa « perte » mais elle ne le sait pas. Obscurément, elle est dans le déni complet. Elle veut juste être généreuse avec ce jeune garçon.
Leur mise en présence soudain les sublime. Le film croit au pouvoir de métamorphose du désir et de l’amour sur les êtres.
Oui, et j’y ai toujours cru. Même dans mes premiers films, même dans Sale comme un ange et 36 fillette, où les hommes sont pourtant d’horribles machos, Il y a une rédemption qui passe par l’amour et par le fait de tomber amoureux. Je crois à l’amour, à la transformation et à la transfiguration amoureuse. Et je m’en suis donnée à cœur joie dans ce film. A partir du moment où Anne et Théo basculent dans le désir, sa présence à lui la rajeunit, il lui donne la lumière, il lui donne la grâce. Elle revit l’adolescence qu’elle n’a pas eue puisque son adolescence, on le devine, a été massacrée. Et c’est cette lumière entre eux qui fait comprendre aux spectateurs qu’ils sont tombés amoureux.
Et on oublie totalement leur différence d’âge…
Au moment de la scène du tatouage, qui amorce le retour à l’adolescence d’Anne, j’ai dit à Léa : « Tu ne te poses aucune question, tu as quinze ans. C’est Pauline à la plage. Tu n’es plus adulte, tu es Pauline. Ce que veulent dire tes phrases, c’est juste l’enchantement, la griserie de parler pour ne rien dire, d’être dans une espèce d’amusement, de liberté... » Et ça, c’est le plus difficile à faire pour une actrice : la lumière dans les yeux, le sourire, avoir quinze ans dans sa tête !
A un moment, leur rapport est devenu tellement évident que ce n’est pas du tout la relation d’un tout jeune homme avec une femme mûre. C’est la relation de deux êtres humains, ce qui est quand même beaucoup plus intéressant ! Dès que j’approchais le visage de Samuel de la peau de Léa, il l’érotisait, il l’embellissait, la rajeunissait.
Comment réussit-on ça ?
Par le miracle du casting. Léa et Samuel m’ont fait une confiance absolue. Samuel peut-être encore plus, parce qu’il avait l’innocence de ne jamais avoir joué. Il passait son bac le matin, et il faisait sa première scène d’amour l’après-midi ! Ils avaient cette absence totale de recul devant ma caméra, une caméra absolument amoureuse d’eux. C’est ce manque de défense et cette pureté incroyable qui donnent de la beauté à cette relation.
Il y avait un abandon absolu de part et d’autre, on travaillait en symbiose, j’étais eux, ils étaient moi, ils étaient à moi. Je dis toujours que mes acteurs sont ma pâte à modeler.
Anne et Théo sont souvent filmés de très près, comme dans une bulle dont l’environnement social a été expulsé.
Oui, parce que quand deux personnes se boivent des yeux, et boivent les paroles l’un de l’autre, ils sont seuls au monde. Il peut y avoir un vacarme assourdissant, ils n’entendent plus rien. J’avais montré Ivan le Terrible à Samuel, avec ces regards qui « coulissent ». Dans le film, je fais quasiment loucher Samuel tellement il regarde Léa du coin de l’œil.
J’ai fini par m’apercevoir que j’étais une cinéaste des émotions. Et les émotions, ce sont les visages nus, dont je traque le moindre regard qui se dérobe, qui brille… Je suis un voyeur et un voyant. J’aime voir l’âme humaine dans ses moindres tressaillements, je trouve son ambiguïté d’une beauté absolue.
C’est la première fois que vous filmez autant les larmes…
Pour la scène dans l’herbe, Léa a failli craquer parce que je lui demandais une larme, mais pas deux. Et qu’elle coule sur une joue précise, et pas l’autre, car sinon c’était affreux au cadre ! Mais elle a fini par faire exactement ce que je voulais, et qui est bouleversant. On sent qu’Anne est murée, qu’elle ne peut pas éclater en sanglots. Elle a juste les yeux embués, puis cette larme qui coule…
Quand Théo lui pose cette question de « sa première fois », il pense que c’est une question anodine. Surtout de nos jours puisque les mœurs sont tellement libérées… Et tout d’un coup, il se rend compte que cette femme qu’il croyait connaître, qui est plus âgée que lui, est dans un état tragique juste à cause de cette question. Et il a tout d’un coup cette tendresse incroyable envers elle, comme s’il avait vingt ans de plus qu’elle, comme si c’était à lui de la consoler, de la protéger. C’est à ce moment-là qu’on s’aperçoit qu’il l’aime.
Lorsque Théo soumet Anne à son questionnaire, j’ai beaucoup hésité avant de les mettre à plat ventre sur l’herbe. Je me disais qu’elle allait être ridicule à cinquante ans allongée comme ça sur l’herbe avec un tout jeune homme. Mais j’avais tellement envie que leurs épaules se frôlent, que ce soit innocent, adolescent, qu’ils soient comme abandonnés à l’été.
La scène dans la voiture quand ils reviennent de l’escapade au bord de l’eau est un moment de pure joie…
C’est mon côté « années 60 », avec cette voiture décapotable ! Cette scène, c’est l’adolescence retrouvée pour Anne et elle ne s’en rend même pas compte. Et quand ils rentrent à la maison avec les enfants dans les bras, c’est eux qui sont devenus le couple.
Deux temporalités coexistent dans le film : le temps familial, social, un peu naturaliste, et ces sorties hors du temps que sont leurs moments tous les deux ensemble.
J’aime le cinéma naturaliste mais je trouve qu’il faut le fracasser avec l’expressionnisme car dans la sensation du « jouer juste » il n’y a pas la tension de ce que je veux raconter. Moi, je raconte des émotions, je ne raconte pas du quotidien. Cela vient aussi du film que j’ai vu à douze ans, qui a été la révélation et fait que je suis devenue cinéaste : La Nuit des forains de Bergman, confirmé par Persona.
Et puis je pense à Hitchcock, toujours, avec ces femmes énigmatiques, et évidemment aux peintres. J’installe mes acteurs dans le cadre comme les peintres dans les tableaux, qui font des études sans fin pour placer une tête, un bras ou un regard du coin de l’œil, avec une précision absolument artificielle, mais en même temps naturelle. Il faut lutter contre le naturalisme pour faire entrer les émotions dans le cadre.
Pour Romance, je pensais à la transparence de Georges de La Tour. Barbe bleue, c’était Cranach… Et L’Été dernier, c’était le Caravage. Il m’est venu énormément en aide, notamment pour la scène d’amour…
Pourquoi le Caravage ?
Il y a eu un séisme dans le monde de l’art quand le Caravage a peint Marie-Madeleine en extase. Qu’il ose ainsi mettre de la sensualité et de la chair dans l’extase divine... Le sexe est un enjeu de pouvoir, que les religions combattent parce que, justement, il fait concurrence à la religion. On veut trop souvent réduire la chair à des plaisirs salaces, parfois un peu charmants, mais quand même toujours triviaux. Moi, je veux filmer cette extase divine, quand on atteint le corps transparent.
Vos scènes d’amour sont mises en scène à chaque fois très différemment…
Chaque scène d’amour raconte quelque chose de différent. Ca ne raconte pas seulement : ils font l’amour. Dans la première scène d’amour entre Théo et Anne par exemple, il n’y a pas de contrechamp sur Anne car Théo jouit d’elle.
Je dormais sur mon décor, je dormais dans le lit du film. Alors la nuit, je me relevais pour penser aux séquences à tourner ! Ce qui m’a permis d’aboutir à une mise en scène sans doute plus précise et sophistiquée que d’habitude. Notamment pour la deuxième scène d’amour, que je voulais elle aussi sans contrechamps, car pour moi une scène d’amour doit être limpide, gracieuse jusqu’à la fin.
Dans cette deuxième scène d’amour, non seulement vous restez sur elle, mais c’est l’un des moments où vous vous démarquez le plus du naturalisme.
Dans cette scène, je ne savais pas comment filmer Léa. C’est là que Marie-Madeleine en extase m’a été d’un grand soutien. Je suis allée revoir le tableau et j’ai vu que Marie-Madeleine – dont les narines et le nez aquilin m’évoquaient en plus ceux de Léa – avait un mouvement très précis de la tête, dont j’ai dit à Léa de s’inspirer : « C’est l’amour extatique, tu tends et tu arques ton cou, et tu t’appuies sur le haut de ton crâne. » Pour que cette scène soit belle, il fallait sortir du trivial, que les gestes soient totalement chorégraphiés. Dans l’amour, il n’y a rien qui ressemble à un film porno. C’est le corps transparent, la fusion charnelle, l’évanescence, l’extase, le « pas de corps ».
On finit sur elle, dans des teintes presque blafardes dont on ne sait plus très bien si elles évoquent la mort ou l’éternité quand le plan se met à durer anormalement.
Oui, car je voulais atteindre le ravissement, atteindre quelque chose qui me subjugue. C’est là que je me suis souvenue que Marie-Madeleine en extase, on avait longtemps cru que c’était Marie-Madeleine au tombeau. Alors j’ai pointé le doigt vers Léa et je lui ai hurlé : « Meurs Léa, meurs tout de suite ! Cesse de respirer ! » Elle a cessé de respirer. Et j’ai dit à Samuel : « Va-t’en, ne reviens pas dans l’image ! » Et là, elle se retrouve dans la solitude absolue.
Je n’ai jamais vu filmer un baiser comme vous le faites, en aussi gros plan. Ce baiser est tellement sexué qu’il finit par en devenir abstrait…
Là encore, j’ai trouvé cette idée la nuit sur le décor. Je n’étais pas satisfaite par ce qu’on avait prévu et je me suis relevée plusieurs fois pour voir où je pourrais mettre la caméra. C’est là que j’ai imaginé ce gros plan radical, avec Léa et Samuel qui se tournent lentement l’un vers l’autre, comme attirés, aimantés l’un par l’autre. Je voulais que les bouches se rejoignent dans un vrai baiser, profond, mouillé, fusionnel, où les bouches se happent. Pas un baiser de cinéma !
Vous évacuez la notion d’abus de leur relation sans pour autant nier que ça existe, notamment par le biais de son métier d’avocate…
Sa profession d’avocate était déjà présente dans le film danois, mais je lui ai donné une autre résonance, notamment en ouvrant le film sur cette jeune fille violée, interprétée par une actrice extraordinaire...
… sur laquelle vous restez longtemps, et dont l’intensité du regard, un peu buté, à la fois insolent et farouche rappelle d’autres de vos jeunes héroïnes…
J’avais mis une annonce sur internet et quand cette fille m’a répondu, j’ai tout de suite été intéressée par ses cheveux dans la figure et son regard opaque, ce côté très « Marie Trintignant ». Et quand on a tourné la scène et que son menton s’est mis à trembler, c’était d’absolument hallucinant.
Dans la scène d’amour avec son mari, contrairement à ce qui se passe avec Théo, Anne parle tout le temps...
Cet amour conjugal est un vrai amour, mais ils sont dans une espèce de routine malgré tout. Dans cette scène-là aussi, Anne arque la tête, mais beaucoup moins-là, je me suis inspirée du tableau de femme nue accroché au-dessus de leur lit !
Le mari est également un très beau personnage.
Oui, et je trouve Olivier Rabourdin hyper sexy ! Comme pour Léa et Clotilde, c’est Saïd qui a pensé à Olivier – Saïd est très fort pour le casting ! Dès que je l’ai rencontré, j’ai été sous le charme. Je trouve qu’il a quelque chose d’un acteur américain, avec des rides entièrement verticales – non pas d’horribles rides horizontales qui font qu’on n’a plus de visage mais ces rides comme des balafres. Et puis ce regard lourd et magnifique, ce grand corps un peu défait, cette stature... J’étais sûr qu’il serait formidable quand il enlèverait sa chemise. Je voulais que le mari d’Anne soit d’une grande beauté. Et d’une grande douceur avec elle, très humaine.
Leurs deux petites filles sont aussi très présentes.
J’avais envie que leurs enfants ne soient pas réduites à un prétexte, qu’elles aient une grâce. Avec l’une qui est totalement féminine et dans la séduction, et l’autre plus mesurée. Je voulais que le spectateur soit amoureux de cette famille, de ces petites filles... J’aime filmer les enfants, parce qu’ils font les choses par amour, il ne faut surtout pas être autoritaire avec eux.
Pourquoi le choix de Léa Drucker ?
C’est donc une idée de Saïd. Léa, je n’y aurai pas pensé toute seule. A priori, elle n’est pas une actrice pour moi... Mais quand je l’ai rencontrée, je l’ai trouvée formidable. Surtout, je l’ai vue comme moi, je la filmerai, non comme elle avait déjà été filmée. Tout d’un coup, elle est devenue mon actrice, là chez moi, en la regardant tout simplement dans les yeux me parler du scénario, de son désir de faire le film, de la confiance qu’elle me faisait, alors que j’ai quand même une réputation effarante, qui n’est pas moi, mais que j’ai.
Léa a un côté à la fois bergmanien et hitchcockien. Elle peut avoir ce côté impassible, elle est capable d’effectuer des mouvements totalement irréalistes, ce qui la rend d’autant plus troublante. Par exemple, quand elle monte l’escalier en hurlant contre son mari, eh bien je lui ai demandé de le monter à reculons, sur ses talons aiguilles !
C’est la première fois que l’on sent à ce point son corps, justement.
Oui, presque dès le premier plan, quand on la voit en soutien-gorge de Dita Von Teese, qui est quand même la plus géniale pour faire des sous-vêtements, avec ce côté années 60 des soutiens-gorge pigeonnants. D’emblée, Anne est un corps.
Léa porte les mêmes robes qu’Isabelle Renaud dans Parfait amour ou Arsinée Khanjian dans À ma soeur. Les robes fourreau des stars des années 50, déclinées en plusieurs couleurs, dont le blanc. Et elle porte des talons hauts. Pas les talons tout droits de maintenant, mais ceux des années 60 avec une courbe d’une douceur extrême. Les talons aiguilles des années 60 sont les plus beaux du monde…
Je voulais que Léa soit comme Ava Gardner ou Rita Hayworth, qu’elle ait cette élégance des stars éternelles qui fait que les films ne vieillissent pas. J’ai toujours fait attention aux costumes et aux coiffures dans mes films car ce sont eux qui font vieillir les films. Et moi, je veux faire des films intemporels !
Et comment avez-vous trouvé Samuel Kircher ?
J’ai rencontré Samuel grâce à son frère Paul et je suis tombée sous son charme. Un charme absolu, la grâce absolue. Samuel est un être absolument gracieux, lumineux et en même temps totalement mystérieux, opaque. Il est abandonné à la caméra, il ne la craint pas, Il se laisse dévorer par elle sans qu’un muscle ne tressaille. Samuel a une manière de sourire incroyable. Les hommes qui sourient, il n’y en a pas beaucoup à l’écran.
Et Clotilde Courau ? Dans le salon d’esthétique aux couleurs criardes de Nina, le ton est ouvertement plus gouailleur.
Je voulais un décor à la Almodovar, dans les orange et violet. Clotilde étant d’un naturel assez rock’n’roll, ce décor lui a donné l’idée de jouer le personnage un peu à la Arletty. Habillée avec cette blouse rose flashy en nylon à moitié transparente, Nina n’est pas la sœur jalouse, ni le parent pauvre de la famille. Elle aussi a son tempérament.
A un moment, le film pourrait basculer dans un drame bourgeois chabrolien mais il n’arrive pas à faire taire sa part plus expressionniste…
Quand Anne se dispute avec son mari, on part dans un registre effectivement plus naturaliste mais je ne voulais pas rester dans cette agitation, je voulais que Léa devienne hitchcockienne, Tippi Hedren dans Pas de printemps pour Marnie !
Au moment où elle va asséner son mensonge à son mari, j’ai demandé à Léa de ne plus bouger, de regarder Olivier du coin de l’œil, puis de tourner très lentement la tête. Le cinéma, en tout cas le mien, c’est de la lenteur, pas de la vitesse. Et dans cette scène, c’est l’œil de Léa qui la fait se lever lentement, comme en glissant dans l’espace. Mettre en scène, c’est inventer les mouvements justes pour le film, même si ce n’est pas la vérité de la vie.
Le film n’arrive pas non plus à faire taire sa part sentimentale…
Quand Théo frappe à la porte de chez Anne et son père à la fin, il est totalement guidé par ses sentiments. J’ose filmer les larmes, la morve et la bave qui se mélangent quand Théo embrasse Anne. Théo a l’air d’un enfant perdu, malheureux et éperdu d’amour, inconsolable de ces chagrins d’amour dont on peut mourir.
Au scénario et dans une première version tournée, cette scène était moins sentimentale. Mais il se trouve que quand j’ai tourné l’ultime scène d’amour, je suis arrivée à quelque chose qui était mon rêve absolu : cette pureté insensée, avec elle qui jouit à poings fermés, à mille lieues de la jouissance triviale.
Alors quand j’ai repensé à la manière dont j’avais tourné la scène précédente sur le perron, avec lui en jeune adolescent qui veut juste qu’elle lui avoue qu’elle l’a aimé pour pouvoir repartir dans la vie et se construire, je me suis dit que je ne franchissais pas l’espace pour aller à la scène d’amour extatique que je venais de tourner et que j’aimais tant.
Et j’ai demandé à retourner la scène, en montant l’émotion au paroxysme. Je me disais : il faut que ça soit l’amour fou, il faut que j’ose Autant en emporte le vent, que j’ose aller dans des sentiments d’un romantisme absolu !
Pourquoi cette clé qu’Anne serre dans sa main dans la dernière scène d’amour ?
J’avais envie qu’on se pose la question ! Anne jouit à poings fermés, et quand Théo lui dit : « Dis-le que tu n’es pas amoureuse de moi ! », elle ouvre la main lentement, et il y a cette clé. C’est la clé de son cœur, la clé des origines. C’est complètement symbolique, comme dans les tableaux.
Pourquoi avez-vous totalement renouvelé votre équipe de techniciens ?
Saïd a voulu que je ne travaille avec aucune des personnes avec lesquelles j’avais l’habitude de travailler. Je me suis donc retrouvée à faire un film, neuf ans après en avoir fait un, sans aucun repère ! J’ai fait ce film pas à pas, comme j’ai fait Une vraie jeune fille, comme un premier film, comme si je découvrais le cinéma. Il y avait une concentration et une humilité sans bornes de tout le monde sur le plateau.
Comment s’est passée votre collaboration avec la chef-opératrice Jeanne Lapoirie ?
Avec Jeanne, c’était extraordinaire, il n’y avait aucun rapport de pouvoir, on ne faisait que travailler. Et moi qui avais prévu mon lit habituel pour me reposer entre les plans, je n’avais le temps car elle faisait la lumière à une allure incroyable, sans un mot.
A la lumière non plus, je ne voulais pas de naturalisme. Je voulais les yeux bleu glacier de Léa même en contrejour. Je ne voulais pas non plus de contraste, mais des visages limpides. Je suis obsédée par la clarté. Mes mots sont assez violents, pas la peine d’accentuer cette dureté à l’image. Au contraire, il faut que ce soit clair comme chez Hitchcock. Jeanne était parfois décomposée devant ce que je lui demandais mais elle y arrivait toujours !
Comment s’est passé le montage ?
J’ai travaillé avec François Quiqueré, une merveille de monteur. Le film était comme un diamant noir qu’il fallait ensuite livrer au burin du diamantaire pour le faire briller, atteindre la pureté absolue… Saïd a été d’une exigence redoutable à cette étape. Quand on lui ai montré une version du film dont j’étais ravie, il m’a dit : « Oui, il y a de quoi faire un grand film. Débrouillez-vous pour faire un grand film, il faut couper une demi-heure. » Et il nous a fait quelques propositions de permutations de scènes et de coupes d’une précision implacable. J’ai donc accéléré la succession des scènes pour donner un côté thriller haletant au film, tout en conservant la lenteur de certaines scènes.
Et le choix de la musique ?
Dans mes films, il n’y a pas de musique mais il y a des chansons. J’avais appris que Kim Gordon avait répondu à la question « Qu’est ce que vous en emporteriez sur une île déserte ? » : le livre sur Catherine Breillat de Douglas Keesey. Alors moi qui n’ai aucun argent, et qui adore le rock, j’ai décidé de la contacter. Elle a répondu dans la seconde et a gracieusement composé avec son groupe une chanson très rock, tellurique, pour le moment de l’accident, et sur le générique de fin.
Et pourquoi 20 ans de Léo Ferré ?
Pour moi, le côté amour fou rend Anne totalement sympathique. Il n’empêche, on peut trouver cette femme froide et méchante, penser qu’elle détruit quand même ce garçon... La chanson de Léo Ferré relativise ce jugement : « C’est comme les cigarettes, l’amour, ça se prend et puis ça se jette, on meurt souvent et puis...» Oui, les sentiments c’est extrême, c’est extrêmement douloureux, mais, Dieu merci, du pire chagrin d’amour, on finit par se relever.
J’ai l’impression que tout en poursuivant ce que vous avez toujours mis en scène dans vos films, vous le faites de façon plus simple et solaire…
Le film ne s’appelle pas L’Été dernier pour rien ! Je voulais un titre limpide et faire un film solaire, en finir avec cette image fausse que les gens ont de moi et de mes films.
Et puis c’était mon retour au cinéma, à soixantequinze ans. L’enjeu pour moi était absolument énorme… Un tournage, c’est la jeunesse, mais la jeunesse de l’âme, la jeunesse de la foi dans le cinéma. Et moi, je n’ai pas besoin d’être jeune puisque mes acteurs le sont. Je peux être vieille, mais mon cinéma est jeune. Je suis infirme, mais mon cinéma n’est pas infirme !
Propos recueillis par Claire Vassé
(Dossier de presse)