Skip to main content

La conférence

Entretien avec Johann Chapoutot, historien

Extrait d’un entretien à paraître dans l’Obs

Johann Chapoutot est professeur à Sorbonne Université. Il est l’auteur de « Comprendre la nazisme » (2018), de « La Révolution culturelle nazie » (2017) et de « La Loi du sang. Penser et agir en nazi » (2015). Dans ses livres, il expose la cohérence intellectuelle et culturelle du projet national-socialiste : dans cette perspective, la conférence de Wannsee a été un élément important.

Quel est votre sentiment sur ce film ? 

Réussi, fidèle à la réalité historique telle qu’on la connaît par une multiplicité de documents – et pas seulement par le compte-rendu de la conférence de Wannsee, qui est bref. Le parti-pris du film est d’éclairer la brutalité sordide de la réunion par des éléments multiples tirés de l’univers mental nazi. 

Pourquoi cette réunion ? 

Dès l’été 1941, Hermann Goering, chargé de la planification économique, après discussion avec Hitler, donne mandat à la SS de créer les conditions d’une solution "totale" – je cite – « de la question juive en Europe ». L’assassinat de masse a déjà commencé à l’Est sous les balles des groupes d’intervention de la SS et de la police allemande. Goering s’en charge parce que la "question juive" est aussi perçue comme une question d’ordre économique – elle a un coût pour le Reich, et elle peut lui rapporter de l'argent, une fois les biens des victimes saisis. Dans un premier temps, à l’été 1940, on imaginait pouvoir déporter les Juifs hors d’Europe, vers Madagascar. Dans un deuxième temps, on pensait organiser une déportation de masse vers le cercle polaire, mais cette solution a été rendue impossible par la contre-attaque soviétique intervenue à l’automne 1941. Il y a donc eu convocation interministérielle des différentes administrations, à un moment où la perspective changeait puisqu’on passait d’une volonté de mettre à l’écart la population juive européenne à la planification d’un assassinat de masse. 

La fatigue des groupes d’exécution à l'Est a été prise en considération. 

Oui. On s’est rendu compte que le mode d’assassinat de masse privilégié à l’Est – qui va se poursuivre – était éprouvant. Il fallait trouver d’autres modalités opérationnelles. Ce qui est décisif, c’est qu’on est passé d’une volonté d’éloignement à une logique d’assassinat pour tous les Juifs du continent, Ouest compris.

Cette conférence a été discrète, sans publicité ?

Elle n’est pas censée être publique, c’est une conférence interministérielle, qui va donner lieu à un compte-rendu distribué dans les différentes administrations – une trentaine d'exemplaires, dont quelques-uns ont été retrouvés après la guerre – mais c’était une réunion classique. Tout était fait pour conforter l’apparence d’une normalité administrative. 

Il n’y a pas eu une seule voix pour s’élever contre ? 

Le film montre les états d’âme et les scrupules de l’un des participants, notamment à l’égard des anciens combattants et des "métis" – la majorité des "métis" (enfants de Juifs et d'Allemands non-juifs) va finalement être épargnée dans la déportation des Juifs allemands. Il y a aussi un participant qui s’émeut du danger d'ensauvagement des bourreaux. Ce sont peut-être des débats qui ont eu lieu autour de la conférence de Wannsee, on n’en sait rien, ce n’est pas inscrit dans le protocole, mais ce sont des débats qui avaient lieu dans les instances nazies. La question qui leur importait vraiment était au fond : qu’est-ce que le meurtre de masse va faire de nous ? 

Ces états d’âme n’avaient pas lieu au nom de la simple humanité, mais au nom du confort des bourreaux, donc. 

L’idée qui s’imposait alors était que la guerre contre l’Allemagne – puisque les nazis affirmaient que les Allemands avaient été victimes d'une agression lors de la Première comme de la Seconde Guerre Mondiale – était le résultat d'un complot juif international et dès lors, il s’agissait de répondre à cette agression, et de régler ce qu'ils voyaient comme un problème biologique plurimillénaire. Une sorte de traitement anti- pandémique, en quelque sorte. 

Cette conférence, une fois la guerre achevée, a-t-elle eu des échos ?

Il y a eu une rémanence des fondamentaux du nazisme chez les élites allemandes après 1945 et, aussi, le recyclage dans l’économie privée et dans les administrations publiques de très nombreux membres de la SS est bien connu. Cette haine idéologique contre les Juifs n’a pas disparu et, dans certains cas, a même été aggravée par l’issue de la guerre. La défaite de l’Allemagne prouvait, aux yeux des plus radicaux, que le complot juif avait réussi.

Wannsee est le symptôme le plus éclatant de l’inhumanité de l’entreprise nazie. 

Il s’agissait de régler en une partition administrative et technique ce que les nazis considéraient comme une épopée historique. Ce qui, à leurs yeux, était une grande tâche millénaire ne pouvait être accompli de façon efficace et totale que dans le cadre de procédures normées, réglées, qui étaient celles de la Geschäftsführung, la conduite des 

affaires et des dossiers. De ce point de vue-là, Wannsee a été la mise en œuvre de l’antisémitisme dit « de raison ». Dès les années 20, les principaux cadres nazis opposent l’antisémitisme désordonné des pogroms, de la violence qui n’aboutit à rien, et qui est une déperdition d’énergie à l’antisémitisme de raison, froid, coordonné, et porteur de résultats. Une telle attitude n’est possible qu’après une lente conformation, une lente normation des individus par des organisations. Ce qui est terrifiant dans le pilotage de la Shoah, c’est que le passage des individus au tamis des organisations peut aboutir à ce genre de comportements : sérieux, abstrait, chiffré, dépassionné, et, en même temps, lâche. La haine est métamorphosée par le traitement institutionnel. À Wannsee, on est dans l’ordre du jour, rien d’autre. 

Propos recueillis par François Forestier, pour un entretien à paraître dans l’Obs.

(Dossier de presse) 

La conférence

Bande annonce

Séances