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Sept hivers à Téhéran

Entretien avec la réalisatrice Steffi Niederzoll

Quand avez-vous entendu parler pour la première fois du cas de Reyhaneh Jabbari ? Aviez-vous déjà un lien avec l’Iran ? 

J’ai appris l'histoire de Reyhaneh par la presse, en 2014. Son cas a eu une couverture médiatique importante en Allemagne, où vivait l’un de ses oncles. À cette époque, son histoire était seulement l’une des nombreuses histoires déchirantes que rapportaient les journaux. Puis, en 2016, par l’intermédiaire de mon compagnon iranien de l’époque, j’ai rencontré le cousin de Shole et sa femme à Istanbul – ils avaient fui l’Iran et étaient coincés en Turquie. Ils essayaient de sauver des vidéos, filmées clandestinement, liées à l’affaire de Reyhaneh. L’une de ces vidéos m’a particulièrement émue : on y voyait Shole assise dans une voiture devant la prison, attendant de savoir si sa fille serait graciée ou exécutée. Ce moment, plein d’espoir et de détresse, a laissé une marque indélébile dans mon esprit. Les mois suivants, j’ai effectué plusieurs voyages en Turquie, nous sommes peu à peu devenus amis et ils m’ont demandé si je pouvais faire un film à partir de ces images. 

Qu’est-ce qui vous a poussé à accepter ? 

J’étais très consciente de la grande responsabilité que cela impliquerait. Jusque-là, je me considérais comme une réalisatrice de fiction. Je travaillais à cette époque sur le scénario de mon premier longmétrage, mais je n’avançais pas. Je voulais éviter de faire de vaines promesses. J’ai donc proposé de rapporter le matériel vidéo en Allemagne pour le faire traduire et réfléchir à la façon dont je pourrais éventuellement en tirer un film documentaire. 

Peu de temps après, j'ai pu rencontrer Shole, la mère de Reyhaneh, qui venait tout juste d’arriver en Turquie avec sa plus jeune fille. Cette première rencontre a été étrange. Elle me paraissait très familière, car je l’avais vu vivre des moments dramatiques et personnels dans les vidéos. Mais pour elle, j’étais une étrangère. Je le lui ai dit. Elle m’a regardée, m’a jaugée, puis m’a souri et prise dans ses bras. Nous avons bu un thé en regardant les photos d’enfance de Reyhaneh. C’est à ce moment que j’ai su que je devais faire ce film. 

La mère et les sœurs de Reyhaneh se sont installées en Allemagne. Est-ce là que vous les avez interviewées ? 

Effectivement, j’ai interviewé les trois femmes de la famille en Allemagne. Shole a continué à militer en Iran à la suite de la mort de Reyhaneh. Elle a formé le groupe « Madaraneh » (Maternité) avec d’autres mères pour lutter contre la peine de mort. Ce qui lui a valu une série d’interrogatoires. Quand ses autres filles ont été menacées sans aucune ambiguïté et qu’un proche ami militant a été emprisonné, Shole est partie pour la Turquie avec sa fille Shahrzad. Pour dissimuler leur évasion, la famille a décidé que Sharare et Fereydoon resteraient en Iran et les rejoindraient plus tard. 

C’est Sharare la première qui a essayé de les suivre, mais sans succès. Son passeport lui a été confisqué et elle n’a réussi à émigrer en Allemagne qu’en 2021. Fereydoon n’a toujours pas de passeport, c’est le seul membre de la famille qui vit toujours en Iran. 

En quoi consiste exactement le matériel qui vous a été transmis ? 

Les enregistrements audio et vidéo réalisés pendant la période d’emprisonnement de Reyhaneh ont principalement été faits par la famille, pour assembler des preuves. Beaucoup des vidéos sont tournées avec des téléphones portables. Et bien qu’elles soient de qualité médiocre et parfois peu stables, il m’est paru évident dès le début qu’elles devaient être au cœur du film. Elles sont très puissantes et donnent un aperçu de lieux interdits, comme les prisons iraniennes. Elles nous permettent de partager des moments très forts, par exemple lorsque Reyhaneh appelle sa mère pour lui annoncer qu’ils viennent la chercher pour l’exécution. 

Comment avez-vous récupéré les images qui montrent la famille dans son intimité ? 

Shole en avait emporté une grande quantité lorsqu’elle est partie d’Iran, en VHS et cassettes mini DV. Certaines images ont été passées clandestinement d’Iran en Allemagne après coup, des photos ont été scannées. Les enregistrements que Shahrzad m’a donnés ont été particulièrement importants pour le film. Shahrzad a beaucoup filmé sur son téléphone, montrant comment une famille vit lorsque l’un de ses membres est en péril. Je lui suis très reconnaissante car j’imagine à quel point elle a dû me faire confiance pour que je traite ces moments intimes d’une façon appropriée. 

Quelle est l’origine des prises de vues en extérieur de Téhéran ? 

Il était clair depuis le début que nous n’aurions pas d’autorisation pour tourner le film en Iran. Avec l’aide de Zebra Kropp, une société de production iranienne, nous avons eu accès aux archives d’un collectif d’Iran qui a tourné des images de Téhéran pendant la période où Reyhaneh était emprisonnée. Il nous manquait malgré tout des plans de lieux spécifiques qui jouent un rôle dans l’histoire, comme l’extérieur de la prison ou la maison dans laquelle Reyhaneh a été agressée. Tourner des plans de ces lieux était dangereux et pouvait envoyer en prison leurs auteurs. Les personnes qui ont filmé ces images ont pris le risque, car elles étaient convaincues que ce film devait être fait et que l’histoire de Reyhaneh ne devait en aucun cas tomber dans l’oubli. 

Les personnes qui ont tourné ces images sontelles parmi celles que vous avez créditées comme « anonymes » dans le générique de fin ? À quelles sortes de risques pensez-vous qu’elles soient exposées ? 

Beaucoup de personnes sont créditées avec la mention « anonyme ». Et pas seulement ceux qui ont fourni ces images. Chaque membre de l’équipe était libre de choisir s’il voulait ou non apparaître dans les génériques. Beaucoup d’Iraniens ou de personnes avec des origines iraniennes ont préféré ne pas être nommés ou utiliser un pseudonyme. Ils ont dû penser qu’ils pourraient faire face à des représailles, avoir des problèmes pour entrer en Iran ou y être interrogés, ils ont aussi dû penser aux membres de leur famille qui n’avaient pas participé au film et vivent encore en Iran.  

Le pire scénario consiste à être inculpé de « corruption sur terre » (ifsad fil Arz) pour avoir pris part au film, puisqu’il plaide implicitement contre la peine de mort, et que la peine de mort est basée sur la charia, donc sur la parole de Dieu. Mais pour moi il était important de lister en tant qu’anonymes toutes les personnes que je n’ai pas pu nommer. 

Quelles ont été les mesures de protection que vous avez dû prendre pour vous-même et votre équipe ? 

Je n’ai jamais travaillé en supposant que quelque chose pouvait m’arriver personnellement, mais protéger mon équipe et les protagonistes a été ma plus grande priorité. C’est ainsi que je ne parlais jamais du film, de mon travail, je communiquais via des canaux sécurisés, avec des mots de passe cryptés, utilisant de faux détails sur le contenu. Un incident a conduit à la révélation du vrai contenu du film à une importante liste de diffusion par mail. Et même si ma productrice Melanie Andernach a tout fait en son pouvoir pour effacer cette annonce d’internet dans les plus brefs délais, tous mes amis iraniens m’ont dissuadée, à partir de ce moment, de me rendre en Iran comme j’avais prévu de le faire. Cela n’a pas été très facile à accepter car je voulais vraiment voyager à travers le pays qui m’occupait depuis des années, la terre natale de mon compagnon de l’époque, de beaucoup de mes amis et où je n’avais moi-même jamais mis les pieds. Un jour Shole m’a dit « Mais pourquoi veux-tu aller en Iran ? Nous sommes bien ici, n’est-ce pas ? » Et j’ai dû admettre qu’elle avait raison. J’espère de tout mon cœur que le film ne mettra pas en danger la famille de Reyhaneh. En étant réaliste, on peut s’imaginer qu’ils seront au moins menacés verbalement. Mais la famille a décidé de faire entendre sa voix et de ne pas se laisser intimider. 

Comment le contact s’est-il fait avec le père de Reyhaneh, qui vit toujours en Iran ? 

La famille était constamment en lien avec lui via des appels vidéo. J’avais donc parfois la possibilité d’échanger avec lui. Puis, lorsque nous avons commencé à tourner, je voulais vraiment que mon équipe en Iran réalise avec lui une interview filmée. Mais c'était trop dangereux puisqu’il était susceptible d’être encore sous surveillance. Voilà pourquoi nous avons finalement tourné l’interview en ligne. Il m’a dit qu’il faisait cet entretien pour sa fille Reyhaneh et pour toutes les femmes dans une situation similaire à celle de sa fille.

Dans le générique de fin, vous indiquez que vous avez essayé de prendre contact avec la famille du défunt mais sans succès. Avez-vous également cherché à faire participer d’autres personnes impliquées du côté des autorités, comme le premier juge par exemple ?

Pour ne pas mettre le film ou les individus qui y participaient en péril, nous avons contacté la famille du défunt très tard dans le processus. Ensemble, Shole et moi avons appelé Jalal Sarbandi, mais la conversation a vite tourné court. On nous a demandé de rappeler plus tard, mais personne n’a plus jamais décroché, malgré nos nombreuses tentatives. 

Nous n’avons pas essayé de contacter les juges et autres représentants du gouvernement, d’une part parce qu’il n’y avait presque aucune chance pour qu’ils se rendent disponibles pour le film, et d’autre part parce que mon objectif n’était pas de passer en revue l’affaire dans tous ses détails mais plutôt de montrer les effets de la peine de mort sur la famille. 

Pourquoi avoir fait appel à l’actrice Zar Amir Ebrahimi pour interpréter la voix de Reyhaneh ? 

L’un des principaux défis du film était de faire entendre la voix de Reyhaneh et de donner vie à ses pensées et sentiments. Je me suis appuyée sur des extraits de notes et de lettres qu’elle a rédigées pendant sa détention. Elle a lu certaines parties de ces lettres à sa mère par téléphone pour que Shole puisse les enregistrer en évitant la censure des autorités pénitentiaires. Mais d’autres parties existaient seulement sous forme de texte. J’étais donc déterminée à trouver une actrice qui pourrait les incarner, leur donner âme et profondeur. Il était important pour moi que cette actrice soit engagée politiquement. 

C’est le cinéaste iranien Sina Ataeian Dena qui m’a recommandé son amie Zar Amir Ebrahimi. Il m’avait déjà parlé de son parcours douloureux il y a quelques années. Il était clair que Zar pourrait comprendre Reyhaneh à travers sa propre expérience du système patriarcal Iranien. Dès notre première conversation téléphonique, j’ai tout de suite su qu’elle était la bonne personne. Je pouvais entendre dans sa voix la blessure de l’exil et d’avoir été persona non grata parce qu’elle était femme – qui mieux que Zar pouvait donner vie et âme aux textes de Reyhaneh ? 

Après avoir vu un premier montage, Zar s‘est immédiatement impliquée dans le projet. Elle a fait plusieurs enregistrements en studio. Ce qui est vraiment fascinant, c’est que les voix de Reyhaneh et de Zar ne font qu’une dans l’esprit du spectateur. Le public oublie quelle est la voix originale et quelle est la voix enregistrée car elles expriment la même douleur face à un régime qui ne reconnaît pas les femmes, et le même espoir de changement face à l’oppression. 

Votre film revêt une urgence supplémentaire à la lumière des événements politiques récents en Iran. Que pensezvous qu’un film puisse accomplir dans ce contexte ? 

À l'heure où nous échangeons, on a pu lire dans les journaux que vingt-six manifestants ont déjà été condamnés à mort, et quatre d’entre eux déjà exécutés. J’espère qu’à travers le film on ne verra plus simplement des chiffres, mais que l’on pourra saisir les destins derrière ces nombres et comprendre qu’il y a une mère comme Shole, un père comme Fereydoon et des frères et sœurs comme Sharare et Shahrzad. Qu’à travers le film, on pourra sentir combien de souffrance suscitent ces peines. J’espère que cela nous poussera à nous y intéresser de plus près et à demander à nos gouvernements de faire de même 

Interview du 9 janvier 2023 par Teresa Vena

(Dossier de presse) 

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