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Normale

Entretien avec Olivier Babinet, réalisateur

Tout film sur des adolescents pose un dilemme à son auteur : vaut-il mieux s’inspirer de sa propre jeunesse ou de l’adolescence d’aujourd’hui?

La question s’est posée en effet, et en fin de compte, on a construit le film en la laissant volontairement ouverte : dans quelle époque exacte se situe Normale ? De quelle adolescence s’agit-il ? D’un côté, j’avais envie de puiser dans mes propres souvenirs : Lucie, c’est moi à bien des égards, avec les doutes, les complexes, les fantasmes et les frustrations amoureuses qu’on a tous connus à cet âge-là. De l’autre, quand je travaille avec des acteurs adolescents, j’aime composer avec ce qu’ils sont « au présent », dans leurs propres vies, même si c’est très loin de ce que j’ai connu. Je me suis donc plu à refuser de trancher, et cette hésitation sur la temporalité a fini par donner son identité au film : il se passe dans une réalité qui n’en est pas tout à fait une. On est évidemment en France, mais… c’est une sorte de France qui voudrait se fuir elle-même ! 

Dès les premières scènes qui installent le décor, la ville de Chelles semble effectivement à mi-chemin entre véracité et fantasmagorie. 

J’aime qu’un film ouvre des portes sur d’autres mondes, sans forcément s’interdire d’être réaliste. En tant que spectateur, je trouve que les notions de fantastique et de naturalisme ne sont pas incompatibles. Mon chef décorateur Toma Baqueni m’a même poussé à revoir des films fantastiques que j’aime beaucoup, dont Donnie Darko et surtout It Follows, parce qu’ils plongent une jeunesse très contemporaine dans une imagerie de banlieue qui remonte le temps. Le contraste produit emmène le film vers la fable, tout en gardant une grande crédibilité qui tient aux acteurs, à leur physique, à la proximité entretenue avec eux. Nous avions cela en tête. 

Précisément, l’hybridation est non seulement dans la chronologie mais aussi dans les codes : vous empruntez aussi bien au teenmovie, au fantastique et à la chronique sociale… 

Une formule m’est venue d’emblée pour définir la tonalité voulue : «une goutte de Miyazaki dans les frères Dardenne ». De même que les légers anachronismes du décor et des choix musicaux m’évitent de trop dater le film — car un simple modèle de voiture ou un mot de verlan suffisent à marquer un contexte —, les écarts fantastiques me permettent de refuser le misérabilisme. Lorsqu’on se lance sans recul dans le réalisme social, il y a une certaine esthétique de la pauvreté qui tend à prendre de la place. Je tenais à filmer l’environnement de Lucie et de son père malade, ce foyer clos sur lui-même, sans m’apitoyer sur leur sort. Or l’onirisme permet toujours de rendre l’espace un peu plus respirable. Il fallait court-circuiter ce côté « vivarium » qui donne parfois l’impression qu’on filme les milieux populaires en les surplombant. 

Éviter de s’apitoyer sur sa propre condition, l’embellir grâce aux voies de l’imaginaire, c’est justement ce à quoi s’emploie Lucie en écrivant son roman. 

C’est ce qui m’a emballé dans la pièce de théâtre originale de David Greig, Monster in The Hall, que les scénaristes Juliette Sales et Fabien  Suarez m’ont fait découvrir. Tout y est mêlé : la description d’un milieu social et scolaire, l’imaginaire heroic fantasy du personnage principal, le hiatus entre son quotidien terne et les fictions extraordinaires qu’elle se fabrique… À l’instar de Juliette et Fabien, je me suis reconnu dans ses velléités artistiques. Moi aussi, en tant que réalisateur, j’ai souvent buté sur mes désirs de contes à l’hollywoodienne : ils entrent en contradiction avec mon identité artistique, qui reste ancrée en France. Alors j’ai cru à la possibilité de raconter un tel hiatus culturel, à travers un récit qui échappe justement aux cases de la sociologie. Tout comme Lucie et son père William s’évadent grâce aux films de zombie, aux romans ou aux jeux vidéo, le film prend la tangente en brouillant les genres. 

Qu’est-ce qui vous a séduit dans l’histoire de cette collégienne prenant soin de son père veuf et malade, qui l’élève à grand renfort de pizzas et de films d’épouvante ? 

Cette relation fait écho à ce que je connais comme adulte et parent, moi qui suis resté attaché aussi au cinéma de genre et à ce type d’univers, en essayant de les transmettre à mes enfants — même s’ils ont acquis leurs propres références, plutôt japonaises, dans l’adolescence —, et en même temps c’est très proche de ce que j’ai connu avec mon propre père. Les westerns qu’on voyait avec lui étaient une fête : lui se mettait dans l’ambiance avec un whisky et en parlant comme John Wayne, moi en me déguisant, en aménageant un petit saloon ou un tripot à la maison… On allait au-delà du rôle de spectateurs. Mon père est mort au début de la préparation de Normale, et je crois que sa façon de communiquer avec moi à travers l’imaginaire est venue imprégner le film. 

Ce n’est pas la première fois que vous filmez l’adolescence. Le regard que le texte d’origine pose sur « l’âge ingrat » a-t-il fait écho au travail documentaire que vous aviez mené avec Swagger (2016) ? 

Il y a effectivement une certaine continuité entre l’approche de David Greig et la mienne. Mon film Swagger est né d’une série d’ateliers cinéma que j’ai animés dans un collège d’Aulnay-sous-Bois : les élèves que j’ai accompagnés sur plusieurs années sont devenus les figures charismatiques du documentaire. Déjà, on voyait de jeunes gens s’essayer à la fiction, se bricoler une rêverie, fantasmer leur vie adulte et leur émancipation de la cité… De même, David Greig a écrit Monster in The Hall au fil d’un atelier théâtre mené dans une banlieue d’Écosse, auprès d’une classe de « jeunes aidants », c’est-à-dire des adolescents qui s’occupent d’un parent isolé, malade, toxicomane ou alcoolique. Ce qui est donc le cas de son héroïne, qui est devenue Lucie dans Normale. Greig a prévenu les élèves qu’il se servirait de cette expérience pour rédiger une pièce. Tous ont accepté à deux conditions : que ce soit drôle et que le public n’ait pas pitié d’eux. J’ai beaucoup aimé ce principe. Et j’ai essayé de toujours garder cette recommandation en tête tout au long de la fabrication de Normale. C’est très proche de la manière dont j’ai abordé Swagger. J’ai cette vision de la jeunesse, qu’elle soit défavorisée ou non : on peut la comprendre rien qu’en s’intéressant aux fictions qu’elle a dans la tête, aux mondes qu’elle échafaude pour briser son carcan. 

Sur quels critères avez-vous choisi Justine Lacroix pour jouer le rôle de Lucie ? 

Justine avait émergé avec le film de Claire Burger, C’est ça l’amour. Elle avait été repérée dans son collège parce qu’elle avait envoyé balader la directrice de casting d’une moue boudeuse. Je n’ai pas vu C’est ça l’amour, je l’ai choisie parmi tant d’autres collégiennes parce qu’elle m’a immédiatement ému, lors d’une improvisation pour le casting. Il s’agissait d’un entretien avec un assistant social. Au fond, c’est sa manière de dire « Popa »… qui m’a bouleversé. Tout était dit, « On est bien avec mon Popa »… son amour profond, sa volonté farouche de défendre sa vie avec lui, de sauver les apparences pour ne pas être séparée de lui. J’ai peut-être également choisi Justine parce qu’elle a grandi dans l’Est de la France, comme moi. Cela relie nos adolescences. Et puis Justine a quelque chose de très sportif, solide, presque viril, tout en pouvant rester très douce. Le challenge a été de la faire entrer dans la dimension littéraire du rôle : Lucie est une gamine qui écrit, lit, peut rester longtemps enfermée à rêver. Justine, ce n’est pas son truc : elle préfère le foot, les défis physiques. C’était une gageure de lui faire jouer la voix-off, forcément très romanesque puisqu’elle restitue le style littéraire de l’héroïne. Mais à force de répéter, elle a trouvé sa propre voix pour assumer ce texte. Je lui ai donné une liste de films à voir, dont Les 400 coups, qu’elle a détesté… Elle est d’une génération portée sur les séries américaines plutôt que les livres ou les films. D’ailleurs, elle ne savait pas qui était Benoît Poelvoorde avant de le rencontrer ! Ce qui m’arrangeait bien car je souhaitais ramener Benoît « sur terre » (rires).

Faire fonctionner le duo formé par Justine et Benoît Poelvoorde, c’était aussi un défi ? 

Les liens père-fille architecturent tout le film. Il fallait effectivement faire fonctionner une sorte d’alliance de la carpe et du lapin ! Déjà, l’enjeu était de rendre Benoît crédible dans un rapport familial fusionnel, lui qui n’a pas d’enfants. Ce n’était pas évident, mais la nature inversée de leur relation — c’est la fille qui s’occupe de son père et non le contraire — fait que lui peut conserver ce côté garnement et homme-enfant. Ce qui ne l’empêche pas d’incarner dans certaines scènes une présence authentiquement paternelle. Au fond, Justine et Benoît ne viennent pas de milieux si différents : ils ont grandi au sein de la petite classe moyenne, loin de la capitale, Benoît a été en famille d’accueil ; mais lui a connu une jeunesse dandy et punk, pleine d’expériences artistiques aux frontières du situationnisme. Justine est pour l’instant très loin de tout ça. Je recherchais cette disparité car elle correspondait aux personnages et peut-être aussi à ce que je suis : ayant fréquenté des milieux très différents, j’ai toujours aimé les brassages et les associations détonantes au sein des castings.

Vous parliez de croisement des genres : Benoît Poelvoorde n’incarne-til pas un genre presque à lui seul ?

Absolument, et c’était aussi un défi majeur : on aurait pu se demander si c’était une bonne idée de bâtir minutieusement un univers singulier, qui relève un peu du conte, autour d’un acteur qui tend plutôt à tout casser, tout emporter sur son passage ! Il représente en effet un genre du cinéma français ou belge à part entière, que j’admire depuis la première heure. C’est arrivé près de chez vous a été une balise essentielle pour les gens de ma génération. Forcément, Benoît amène souvent dans ses rôles une coloration à la fois humoristique et un peu sombre, héritée de ces annéeslà. Mais c’est aussi un acteur doté d’une grande capacité d’écoute et d’adaptation. À ses yeux, William correspondait sur le papier à l’archétype belge du « baraki » : l’homme un peu fruste, aux mauvaises manières, qui vit éventuellement dans une caravane. Il y a un peu de ça chez William, mais je l’ai réaiguillé vers le côté également poète du personnage : ça reste un homme qui passe du temps dans les bouquins de science-fiction, dans des imaginaires assez foisonnants, il sait faire preuve d’inventivité. Benoît a très bien ménagé cet équilibre entre le baraki fan de moto et le geek lettré, parce que sa personnalité est constituée de ce genre de grands écarts. C’est mon refus d’enfermer les personnages dans des cases archétypales mais c’est surtout inspiré de la vie de mon ex-beau-frère et ami, jardinier dans un golf-motard-fumeur de joint-joueur de jeux vidéo de zombie, qui élève seul sa fille et ne travaille plus depuis son terrible accident. 

Vous avez souvent tourné avec des comédiens et des techniciens belges. Vous cherchez à retrouver cette sensibilité locale qu’on qualifie parfois de surréaliste ? 

C’est aussi lié à des questions de production, mais je suis bien sûr friand du décalage dont ce cinéma sait faire preuve. D’ailleurs, pour ce qui est des personnages de barakis en bonne et due forme, il n’est pas en reste : côté néerlandophone, j’aime beaucoup La Merditude des choses de Felix Van Groeningen, qui a rendu justice à cette figure. Les films belges sont arrivés à talonner les États-Unis et leur esthétique du white trash, ils n’ont rien à leur envier de ce côté. 

Comme Gustave Kervern que vous avez dirigé, Benoît Poelvoorde aime défaire l’image qu’il a construite auprès de sa bande originelle, au cinéma ou à la télévision. 

Oui, même si Gustave et Benoît sont passés par les sketches comiques de Canal+, ils s’élèvent contre l’idée d’un « esprit Canal » qui se serait répandu ensuite dans le cinéma français. Pour avoir co-réalisé et co-écrit la série comique Le Bidule à la fin des années 90, j’ai aussi eu le sentiment qu’on attendait de tous les acteurs et scénaristes de Canal+ qu’ils dupliquent sans cesse leur humour une fois passés au cinéma. Quand on m’a proposé de faire un long-métrage du Bidule, j’ai refusé. Du coup, réaliser mon premier long-métrage (coréalisé avec Fred Kihn) a été plus compliqué… Cela nous pris des années. Mais je ne regrette pas. L’écriture de films de cinéma est un chemin différent. D’ailleurs, il n’y a jamais eu un seul clan comique réuni sous la bannière Canal, contrairement à ce qui s’est longtemps répété. Les films de Gustave avec Benoît Delépine ont prouvé à quel point un auteur ou un acteur peut s’émanciper du registre satirique qui l’a lancé. Le personnage que compose Benoît dans Normale est loin de Monsieur Manatane. Mais c’est fascinant de voir à quel point il est capable d’émouvoir au premier degré sans renier complètement ce ton grinçant. Cela provient de sa singularité d’acteur, si unique. 

Il y a aussi une manière peu courante de le filmer diminué, plutôt que comme une tempête d’énergie incontrôlable. 

C’est vrai qu’il y a une part de contre-emploi dans le rôle, de ce point de vue. Comme je le disais, quand je filme un acteur comme Benoît, qui est presque un genre en soi, j’ai besoin de changer de regard sur lui en déconstruisant ce genre-là. Cela passe par la transformation physique, montrer ses jambes fines, réinventer sa chevelure avec un mulet — Benoît a mis un certain temps avant de se laisser faire ! —, exposer ses fragilités… Il ne fallait pas seulement le faire boiter, mais aussi le métamorphoser comme on ose peu le faire en France ; alors que les stars hollywoodiennes n’hésitent pas à s’enlaidir. Un de mes exemples préférés, c’est Tom Cruise dans Tonnerre sous les Tropiques… 

On sent une attention presque documentaire dans la façon de filmer les personnages qui occupent l’arrière-plan, marqué par une grande mixité sociale.

Je ne sais pas si c’est un réflexe que je tiens de mon expérience dans le documentaire, mais il est certain que ça provient de ma jeunesse. J’ai grandi à Strasbourg, où j’ai toujours aimé sauter d’un milieu à l’autre, fréquenter les enfants de notables mais aussi ceux de la DASS qui trainaient dans la rue, souvent issus de l’immigration. C’est peut-être pour ça que je prête attention aux seconds rôles et à leur diversité sociale. J’ai veillé à restituer les groupes qui composent l’école, souvent formés par les goûts musicaux, qui existent toujours depuis mon adolescence : il y a les fans de hip-hop mais aussi les « satanistes », qui correspondent aux fans de The Cure ou de Bauhaus dans les années 80… J’aime bien l’idée que les tendances changent, les chanteurs aussi, mais finalement les petites catégories demeurent. Ce genre de détails m’importe beaucoup, c’est encore une fois une manière de rester à la fois réaliste et atemporel. 

En matière de mise en scène, et en dehors du décor, comment agencer visuellement ce croisement de réalisme et de fable hors du temps ? 

Je dirais qu’au-delà des repérages et des choix d’accessoires, une donne importante a été de conserver un regard innocent sur des situations, des lieux qui pourraient correspondre à des clichés de la comédie ou de la comédie dramatique à la française. Par exemple, la fête où se rend Lucie est organisée devant un car-wash, on a donc tourné près de celui qui se trouve vraiment à Chelles. J’adore les stations-service : il y en a dans la plupart de mes films et même dans certains de mes clips. Le problème, c’est que ce type d’endroit est souvent filmé pour ce qu’il a d’à la fois quotidien et dur, impersonnel. On a l’impression de sentir le plastique et le carton à l’intérieur de la boutique. Or moi, dans l’enfance, j’adorais voir les stations-service, surtout la nuit, parce que leurs éclairages m’évoquaient des vaisseaux spatiaux, ou des décors de SF à la Star Wars. J’ai demandé au chef opérateur, Jean François Hensgens, à ce qu’on cultive ce côté merveilleux, un peu halluciné. J’essaie ainsi d’échapper au cliché en reproduisant tout simplement mon regard d’enfant. Et puis j’ai grandi à Strasbourg, quand je faisais le mur, à 14 ans, le seul endroit où acheter de l’alcool était la station Mobil. La nuit, le centre du monde était une station-service. Dans Normale, c’est un car-wash. 

On peut dire en définitive que Normale puise beaucoup dans une jeunesse française, la vôtre, en explorant des territoires plutôt hollywoodiens — que ce soit le fantastique ou le teen-movie ? 

Oui, c’est une bonne façon de résumer l’approche. Elle n’a rien d’iconoclaste: pour moi, le cinéma américain s’est toujours logé dans le cinéma français, et inversement. À bout de souffle rend hommage au film noir, Belmondo se prend pour Bogart, Jean-Pierre Melville filme des voitures américaines ; Scorsese et Tarantino citent en retour Godard, et Jarmusch revendique l’influence de la Nouvelle vague sur Stranger Than Paradise, etc. Ces allers retours ne sont pas nouveaux. Plutôt que faire un ersatz de cinéma hollywoodien, j’avais envie de représenter une vie d’adolescente traversée par des mythologies lointaines. Dans la mesure où sa personne, comme la mienne, (et l’actrice qui l’incarne) est nourrie de cet imaginaire, je pense que ces influences n’ont rien d’incompatible avec la véracité du quotidien que j’essaie de mettre en scène. Au contraire, elles me sont apparues comme le bon moyen de toucher ce qui m’intéressait en priorité : non seulement les remous dans la vie de Lucie, mais aussi ceux qu’elle traverse dans sa vie intérieure, et qui ne sont pas moins spectaculaires. 

Propos recueillis par Yal Sadat

(Dossier de presse) 

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