Skip to main content

Sur les chemins noirs

Entretien avec Jean Dujardin, acteur

IL Y A AU DÉBUT DU LIVRE DE SYLVAIN TESSON UNE TRÈS BELLE PHRASE QUI RÉSUME SON VOYAGE EN PARLANT D’UNE « VIE RÉDUITE À SA PLUS SIMPLE EXPRESSION ». POURRAIT-ON EN DIRE DE MÊME À PROPOS DE VOTRE JEU DANS LE FILM ?

En tous cas c’était le désir que j’avais depuis très longtemps. J’ai toujours eu ce fantasme, très humain, de partir en me débarrassant de plein de choses et d’aller sur les chemins. Et pourquoi pas sur ces chemins noirs, ces chemins cachés. J’ai effectivement appliqué dans le jeu ce que je visualisais, en accord avec le metteur en scène et toute l’équipe, car c’est vraiment un film très collectif dans sa fabrication. C’est ce que j’ai essayé de proposer dans mon jeu et parfois dans mes mouvements, mes déplacements, ma solitude pour nourrir le cadre de Denis. En effet, ce n’est pas une randonnée pédestre, ni un parcours de retraité. C’est un chemin pour se faire mal. C’est le chemin de la rédemption. J’avais peut-être, en effet, envie de vivre cela. Cela demande un effeuillage. On doit déshabiller son jeu, être dans les éléments, très humble avec tout cela. Tout en considérant que l’on est quand même dans les pas de Sylvain Tesson. Mais ce sont quand même les tourments d’un homme que j’ai essayé de faire miens. Je les comprenais.

COMMENT ABORDE-T-ON UN PERSONNAGE COMME LE VÔTRE QUI EST SOUVENT SEUL À L’ÉCRAN ? 

Comme disait Sylvain Tesson, c’est un visage dans un paysage. Je l’ai abordé en me disant que j’étais légitime de le faire à ce moment-là. Mais c’est vrai qu’à chaque fois, un film est une aventure. On ne sait jamais à quoi cela va ressembler. Ça ne ressemble jamais à ce que l’on a projeté, à ce qu’on a lu. C’est un miracle. C’est vraiment pour cela que je parle d’œuvre collective. Beaucoup de personnes sont venues apporter leur talent, leur précision, leurs désirs, leurs tourments, leur part de solitude. C’est un mélange de solitudes. En fait je n’ai fait aucune préparation. J’ai lu certains livres de Sylvain Tesson mais pour mieux m’en défaire. Je l’ai également rencontré. C’est une personne assez rare dans sa façon d’habiter la vie et le monde. Il est très original, très drôle et on a l’impression que lorsqu’il vous parle, il est en train d’écrire son prochain livre. Il faut évidemment s’en écarter car sinon c’est une pâle imitation et cela n’a aucun intérêt. Mais je ne savais pas que c’était un récit aussi personnel. Je m’en suis rendu compte en le faisant. Pour chaque scène il faut laisser de la place. On va rencontrer des paysages. On ne sait pas exactement sur quelle pente, sur quel chemin de sanglier on va atterrir. On se laisse un peu avoir par ses émotions. On se laisse des moments de fragilité, on essaie de s’enfermer dans sa solitude et ce, même avec une équipe de tournage autour de soi. 

CE N’EST PAS UN FILM DOLORISTE… IL N’Y A AUCUNE HÉROÏSATION MAIS BEAUCOUP DE PUDEUR… 

Tout à fait. Car pour aller vers une aventure intérieure, il est hors de question que l’on parte sur la bravoure, sur le courage. Tout le pari était de rester sur quelque chose de très intime. Ce qui n’est jamais simple car c’est comme un piège. En effet, démarrant dans le Mercantour, qui est magnifique et gigantesque, nous avions envie de tout prendre. Alors qu’en fait il faut se dire que c’est beau mais que l’on s’en moque. Car un beau film ne fait pas forcément un bon film. C’est comme dans un western où la moindre des choses est qu’il y ait des cowboys et des chevaux. C’est très beau mais l’essentiel est ce que l’on raconte, comment on resitue. Il faut aller près de l’os. Nous avons fait beaucoup de plans. Des plans sur la matière, le substrat, le sol. Cette espèce de pansement. Je demandais à Denis de me filmer avec le visage au sol. Il y avait également les réveils avec le soleil venant caresser le visage de mon personnage, les feuilles au sol, la mousse… J’essayais d’inoculer cela dans le tournage. En fait, c’était une sorte de collaboration aussi bien avec Magali Silvestre de Sacy, la directrice de la photographie, qu’avec Denis ou le premier assistant voire toute l’équipe. Sylvain Tesson me disait qu’il ne savait pas trop ce que le film allait raconter. Il redoutait que l’on s’ennuie vite. Ce à quoi je lui répondais que si on emboîtait son pas comme je l’avais fait lors de la lecture du roman, on pouvait y trouver quelque chose. C’est une nouvelle façon de regarder un film. Il faut se laisser faire. Et chacun va forcément y trouver un écho. 

C’EST UN FILM OÙ RÉSONNE PAR EXEMPLE LES BRUITS TRÈS BRUTS DE LA NATURE. EST-CE QUE L’ON INTÈGRE CELA À SON JEU ? 

On sait que le son va être un personnage très important, comme le son du feu par exemple ou les pierres sur les chemins. Il y avait toutes sortes de pierres sur les chemins. D’ailleurs filmer ces différents chemins avait quelque chose d’expérimental. A un moment, je suis un homme qui allume un feu. Qui mange une tranche de saucisson, qui fume, qui pense. Et il n’est pas question de faire autre chose que de penser, manger, dormir et se réveiller. Pas question de jouer un tourment un peu exagéré ou une intention un peu marquée. Ce qui m’importait c’était qu’estce que je grimpe ? Comment et à quel moment je souffre ? à quel moment je me fais payer ? à quel moment je me détends ? Par exemple, lorsque Denis me disait de marcher le long de la crête, je lui disais qu’il valait mieux que je gravisse la pente, même si c’était un peu dangereux. Car c’est ce que Sylvain Tesson aurait fait. Il serait allé par là car c’est le chemin du con. Celui qui fait payer sa connerie. Sa mauvaise chute. On est dans quelque chose d’un peu christique. C’est le chemin de croix. Je me fais mal. J’ai besoin de comprendre qui j’étais, où je vais et cela, simultanément à mes remords. Le miens me quittent. Je suis qui ? Je vais où ? C’est un reset, un besoin dans un joli paysage, parfois un peu hostile. J’avais vraiment confiance dans l’œil de Magali. C’est en effet le premier spectateur, celui qui capte. C’est elle qui vient chercher les trois-quarts dos. Même un simple dos qui suffit parfois car il raconte une douleur.  

ÉPROUVIEZ-VOUS LE BESOIN DE CONNAÎTRE LA VALEUR DE CADRE ? 

Non. Je demandais juste au metteur en scène de me dire quand on est au 100 ou 200. Ou lorsque la caméra était très proche car dans ces moments-là il faut alors vraiment freiner ses émotions. Les penser suffit largement à ce qu’on les voit. Surtout moi, avec mon visage, je peux me piéger moi-même. En fait, j’avais décidé dès le début d’être très mutique, très intériorisé que ce soit en moyen, en proche ou en large. Que je vivrais tout cela comme si le film n’existait jamais. Comme si on ne filmait jamais quoi que ce soit. J’étais à l’affût des sons, de mes pas. Je les freinais. Je me rappelais de cette douleur, toujours présente. Le film va vers cette douleur. C’est une douleur morale qui va vers une douleur physique. Qui la rejoint. Dans ma chair, je dois inventer cette douleur. Ce dos, cette jambe qui font mal. Mais sans la surjouer. 

CE QUI EST TRÈS BEAU C’EST QUE VOUS NE JOUEZ PAS SYLVAIN TESSON… IL N’Y A AUCUNE TENTATION DE MIMÉTISME… 

C’est une discussion que j’ai eue avec Sylvain au début du tournage. Nous étions un soir au coin du feu et il m’a demandé pourquoi je ne prenais pas un carnet pour y écrire mes sensations et mes émotions jour après jour. Je lui ai dit que pour moi, ça c’était son travail. Ses carnets sont ses enfants, son travail d’écrivain. Il est le héros de ses récits. Moi je suis un acteur. Je dois être disponible pour des histoires. Si je marque trop, si j’écris trop, je n’aurai plus la place pour toutes les histoires dans l’histoire. Je ne peux pas m’octroyer ce trajet. C’est celui de Sylvain. Nous en sommes arrivés à parler de cette épure qu’il cherche aussi dans ses récits. Épure que je cherche aussi tout en sachant qu’on ne la trouve qu’à 85 ans. Mais c’est ce que j’ai essayé de faire dans ce film. J’essayais toujours de me dire de faire moins. Comme dans la vie, j’ai essayé de me débarrasser de plein de choses. D’aller à ce que j’aime vraiment, profondément. Je ne suis pas très matérialiste. En réalité, je suis content quand je vais marcher dans les bois, quand je pars en randonnée. J’aime me délester. 

QUELLES DISCUSSIONS AVEZ-VOUS EUES AVEC DENIS POUR CONSTRUIRE VOTRE PERSONNAGE ? 

Denis est quelqu’un qui ne théorise pas. Je pensais que nous nous poserions un peu plus de questions durant le tournage. Mais ce n’est pas arrivé. Du coup cela m’a fragilisé. Ce qui a peut-être été bénéfique. On ne saura jamais. Sur les Chemins Noirs est une histoire de rédemption. J’ai juste demandé à Denis de m’aider à être intranquille. Comme le héros du récit. Pas systématiquement mais de temps en temps. 

LE FILM A RECOURS À UNE VOIX-OFF, CE QUI EST TOUJOURS UN RISQUE… 

J’avais fait une première voix avant le tournage, en studio, pour éventuellement me la mettre dans l’oreille durant les prises de vue. Mais en réalité elle ne nous a pas vraiment servi. Elle s’est vraiment présentée au montage où j’ai commencé sur les images et sur mon visage à poser une voix un peu confidentielle, une voix de cerveau, qui serait venue directement du stylo. Puis petit à petit, je l’ouvre pour aller à quelque chose de plus classique, de plus clair qui dit peu à peu le bienfait de ce voyage et des paysages traversés. Mais une fois de plus ce travail reposait sur l’instinct. La voix off apporte une distance. Elle ne cherche pas à combler les vides. Elle les fait exister.

Elle fait entendre les bruits de la nature, les respirations, les bruits organiques de douleur comme ceux de la vie. Je dirais même que les vides, les silences sont plus importants que les pleins. 

QUELS SOUVENIRS GARDEREZ-VOUS DE CE TOURNAGE ? 

On en sort avec une frustration certaine. Pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’en fait je n’ai évidemment pas fait les 1300 kilomètres à pied du récit. Je ne devais pas dépasser les trois-quatre kilomètres par jour. J’ai traversé des régions magnifiques mais à voiture (rires). J’ai eu le sentiment d’avoir été en moi alors qu’en réalité, j’étais toujours en équipe. J’aurais aimé faire cela tout seul et sans doute le ferais-je un jour. De ce tournage il me reste le meilleur, c’est-à-dire les gens que j’ai rencontrés sur des places de village. Ces gens qui partagent spontanément quelque chose avec vous. Et qui vous rassurent car ils vous rappellent qu’il existe de l’humain. De la chaleur.

(Dossier de presse) 

Sur les chemins noirs

Bande annonce

Séances