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Dalva

Entretien avec Emmanuelle Nicot, réalisatrice

D’où vous est venue l’idée de DALVA ?

D’un imbroglio de plusieurs choses. D’abord, la thématique de l’emprise, qui m’est personnelle. Ensuite, lors de mon dernier court-métrage À L’ARRACHÉ, j’ai été en immersion dans un centre d’accueil d’urgence pour adolescents, et ce qui m’a frappée là-bas, c’est que tous ces enfants qui étaient là pour maltraitance avérée continuaient à faire bloc avec leurs familles considérant que la justice était injuste de les avoir placés. J’ai suivi deux de ces jeunes pendant des années et c’est ainsi que j’ai découvert le chemin qu’ils parcouraient entre la séparation avec leur famille jusqu’à leur «libération». À côté de ça, une de mes amies avait un père éducateur dont le travail consistait à extraire de leur domicile des enfants suspectés de subir des maltraitances pour les emmener en foyer. Un jour, cet éducateur a dû s’occuper d’une fillette de 6 ans vivant seule avec son père  : il s’est retrouvé face à cette petite fille hyper-sensualisée et sexualisée et qui était dans un jeu de séduction par rapport à lui. L’ensemble de ces éléments ont fait naître le projet DALVA. Je me suis demandée : que serait devenue cette fillette à 12 ans, à l’âge de la puberté et des premières histoires d’amour ? 

Pendant une partie du film, il y a une incertitude : on ne sait pas trop si Dalva est manipulée par son père ou si elle est habitée par un complexe d’Œdipe radical puisqu’elle clame aimer et désirer son père et rejette sa mère. 

Pour ma part, je suis sûre que Dalva est totalement sous l’emprise de son père. Avant son placement, on comprend qu’elle vit seule avec lui depuis des années, sans présence maternelle, qu’elle est déscolarisée, qu’elle n’a aucun référent extérieur et que son père en a fait sa femme. Pour parvenir à supporter l’insupportable, Dalva s’est réfugiée dans un déni extrêmement puissant. Elle se raconte qu’elle et son père vivent une histoire d’amour que personne ne peut comprendre. C’est ce déni qui lui fait assumer cette situation d’inceste et c’est ça qu’on va découvrir au fur et à mesure du film. 

Quand Dalva dit qu’elle aime son père, et elle l’aime clairement d’un amour filial, c’est la puissance de ce déni qui fait qu’elle confond amour filial et amour de couple. En revanche, elle ne parle jamais de désir. Concernant sa mère, elle la rejette lorsqu’elle est encore complètement sous emprise. L’adolescente qui se vit comme la femme aimée de son père perçoit sa mère comme une ultime rivale. 

Dalva est victime d’une emprise qui la prive de sa lucidité, de son libre arbitre et de son évolution naturelle de l’enfance à l’adolescence ? 

Oui c’est ça, comme je l’ai dit avant, Dalva est dans un déni très puissant qui la protège de toute lucidité face à la situation qu’elle vit. Par ailleurs, son père l’a mise à la place de sa femme qui l’a quitté et l’a façonnée à l’image de cette dernière. Dalva a intégré l’idée que c’est à cette place et avec cette apparence, habillée, maquillée et coiffée ainsi que son père l’aime. Pour entretenir cet amour qui représente un besoin vital (puisqu’elle ne reçoit d’amour de personne d’autre), elle n’a jamais remis en question sa place, ni son apparence. Nous sommes au cœur de la question de l’emprise de cette jeune fille qui est sous l’influence de son père depuis plusieurs années. 

Le foyer que vous représentez semble légèrement édulcoré à côté des foyers qu’on voit aujourd’hui, comment avez-vous imaginé celui du film ? 

Ce foyer est à l’image de celui dans lequel mon père, ancien éducateur, a travaillé durant toute sa carrière avec des enfants. C’était il y a 15 ans. Durant mes immersions, il est vrai que j’ai découvert des foyers plus austères, plus dysfonctionnels aussi. 

J’ai décidé de me concentrer sur l’histoire de Dalva, sur sa reconstruction. Le cahier des charges était déjà très épais juste avec ça. La question des maltraitances institutionnelles a existé pendant très longtemps en toile de fond dans mon scénario, mais celles-ci ne servaient pas mon récit, le freinaient, donnaient l’impression de constantes digressions. L’idée de déployer l’histoire de Dalva qui est déjà sombre, dans une arène qui l’est tout autant, ne faisait pas sens pour moi. Si l’on peint du noir sur du noir, on ne voit plus rien. On ne peut pas tout raconter, c’est principalement ce que j’ai appris avec ce premier film. Je voulais avant tout mettre en lumière cette perception déformée qu’a Dalva du monde. Au départ, elle voit son père comme son sauveur, les policiers comme des bourreaux, sa maison comme un refuge et le foyer comme un lieu extrêmement hostile. Et c’est entre autre pour cette raison que je voulais faire de ce centre d’accueil un endroit chaleureux dans lequel Dalva se sent pourtant si mal. 

Le personnage de l’éducateur est très beau aussi. Vous montrez que sa tâche est extrêmement complexe, entre autorité, bienveillance, finesse psychologique et nécessaire distance. 

Cet éducateur est inspiré de mon propre frère. C’est un homme doué d’une grande empathie, peu cérébral, à la fois très professionnel et en même temps sanguin qui doit toujours se contenir pour ne pas exploser. J’admire beaucoup le travail des éducateurs en foyer qui font face à une problématique extrêmement complexe. Les enfants placés sont retirés de leur famille non pas parce qu’ils ne sont «pas» aimés, mais parce qu’ils le sont «mal». Lorsqu’ils commencent à se détacher de leurs parents, un besoin vital d’amour et de tendresse se met à les envahir. Et ce besoin ne peut pas être comblé par des éducateurs toujours contraints de garder une distance avec eux. 

Dalva est dans cette situation. Son père va peu à peu tomber de son piédestal et laisser un grand vide. Or dans son entourage, le référent masculin qui supplée la figure paternelle est Jayden, cet éducateur qui veille sur elle, lui met des limites, l’accompagne dans des moments cruciaux... Et c’est chez lui que Dalva va aller chercher de la tendresse et de l’amour.

Mais ce dernier ne peut absolument pas lui apporter ce qu’elle souhaite. Par ailleurs, l’une des problématiques de Dalva est qu’elle mélange tout, l’amour paternel et la sexualité, le père et l’éducateur… Tout le travail complexe et paradoxal des éducateurs, consiste à réparer ces enfants sans pouvoir leur donner l’amour dont ils ont absolument besoin pour continuer à vivre. J’ai beaucoup travaillé ça dans le personnage de Jayden. 

Zelda Samson qui joue Dalva est extraordinaire. Comment l’avez-vous trouvée ? 

J’ai lancé un casting sauvage très important, qui est d’ailleurs une autre de mes activités professionnelles. J’ai partagé ce travail avec Stéphanie Doncker. Elle s’occupait de la France, moi de la Belgique. On cherchait une fille de classe moyenne voire aisée, qui possède une certaine maîtrise du langage. Je voulais aussi une fille qui ait une tenue, un joli port de tête, une grâce de danseuse. J’ai déposé des annonces dans des écoles de danse, de musique, des centres équestres, Stéphanie aussi. On a eu plein de candidatures, j’ai reçu des centaines de vidéos. Et parmi cette masse, Zelda m’a tout de suite happée. Elle avait 11 ans, elle était là à se filmer dans sa chambre, elle s’exprimait avec un vocabulaire tellement riche et soutenu pour son âge. Elle m’expliquait qu’elle voulait devenir astrophysicienne, travailler sur la matière noire, elle s’imaginait prix Nobel  ! Elle avait aussi un discours féministe par rapport aux garçons de sa classe. Elle avait vraiment une maturité impressionnante. Et puis une assurance, une force, quelque chose d’effronté et surtout un visage très photogénique. C’était impossible de lui donner un âge. 

J’ai tout de suite su que Dalva, c’était elle. Mais il fallait convaincre mes productrices et Stéphanie car Zelda ne ressemblait pas à la jeune fille ultra gracieuse et «féminine» qu’on avait décidé au départ de chercher. Elle était un peu voûtée, regardait beaucoup vers le sol, et avait ce côté très sauvage, un peu garçon manqué. Sur la fin des castings, j’ai travaillé avec une maquilleuse, coiffeuse et une costumière. Zelda s’est tout à coup transformée et tout le monde a vu naître Dalva. 

Zelda n’étant pas une actrice professionnelle, était-elle facile à diriger ? 

On a dû beaucoup travailler avec Zelda sur sa façon de se tenir pour en faire une petite dame. J’ai laissé ce travail à Caroline Faust, une comédienne, anciennement danseuse, qui était épatante. Sur le jeu, on a travaillé pendant trois mois en amont du film. Ce qui était complexe, c’est que Zelda était quelqu’un d’assez méfiant dont il fallait déjà gagner la confiance. Ensuite, elle n’était pas du tout viscérale et émotive comme les acteurs non professionnels avec qui j’ai l’habitude de travailler. Elle était très cérébrale. J’ai mis un certain temps à comprendre comment fonctionner avec elle et à un moment j’ai compris. Il fallait que je parle à Zelda de Dalva comme quelqu’un qui était toujours là, à côté de nous dans la pièce. Je lui disais tout ce que je savais sur elle, tout ce que j’avais imaginé. Ça m’arrivait aussi de me livrer personnellement à Zelda sur des choses qui m’étaient arrivées et surtout sur ce que j’avais ressenti au fond de moi à ces moment-là. Il fallait que je la nourrisse le plus possible. 

Zelda, Dalva et moi formions un trio. Je repartais derrière la caméra, Zelda faisait tout à coup corps avec Dalva juste le temps de la prise et redevenait ellemême dès que je coupais.

Zelda avait-elle la maturité et la distance nécessaires pour comprendre la situation de Dalva et ne pas en être trop affectée ? 

Quand j’ai contacté les jeunes filles pendant le casting, j’ai contacté aussi tous les parents, un par un, en leur expliquant que le film parlait d’inceste. La plupart disaient que leurs filles ne connaissent pas ce mot et qu’ils leur en parleraient. Zelda a donc d’abord eu une longue discussion avec ses parents et elle a compris de quoi il s’agissait. Ensuite, ce tournage est toujours resté un jeu pour elle. C’était une première fois, tout était extraordinaire pour elle. L’inceste n’avait pas le même poids pour elle que pour nous adultes. Zelda a été suivie pendant le tournage par une psychologue, tout était sous contrôle. Je pense que Zelda comprenait parfaitement ce qu’elle jouait mais n’investissait pas dans la situation incestueuse de Dalva la même charge que nous. D’ailleurs, je ne voudrais pas que mon film soit réduit à la question de l’inceste. Il s’agit d’un point de départ, mais j’ai surtout voulu faire un film de reconstruction, d’émancipation, de libération, un cheminement vers la lumière. 

Alexis Manenti est excellent dans le rôle de Jayden. 

J’ai découvert Alexis dans LES MISÉRABLES, je l’ai trouvé formidable, et c’est ma scripte qui m’a suggéré de le choisir. Alexis a la palette de jeu d’un vrai professionnel et en même temps, il a cette rugosité de pierre brute que l’on trouve chez les gens en casting sauvage. Il est complexe, à la fois hyper-sanguin et d’une grande douceur, avec parfois une tristesse, une mélancolie que l’on entrevoit dans ses yeux. Mélanger des acteurs professionnels et amateurs dans un même film est pour moi une affaire délicate. Face aux amateurs, les pro peuvent avoir l’air moins authentiques, moins spontanés. De la même manière, face aux pro, les amateurs peuvent sembler plus faibles en jeu. J’ai le sentiment que grâce à Alexis, on s’en est bien sorti avec cette question. 

Jean-Louis Coulloc’h est impressionnant dans le rôle du père : une masse physique silencieuse qui fait songer à Brando dans APOCALYPSE NOW

Jean-Louis, c’est l’amant de LADY CHATTERLEY, vingt ans plus tard  ! C’était complexe de trouver l’acteur pour ce rôle, beaucoup ont refusé de passer le casting. Et moi, j’étais très exigeante. À force de réunions et de réflexions est arrivé le nom de Jean-Louis. J’ai fait des recherches, je suis tombée sur un court-métrage où il jouait et ça a été le coup de foudre. J’ai la conviction que les monstres absolus n’existent pas et il me fallait un comédien complexe, avec un côté animal, ours blessé, mais dont le regard est plein d’humanité, plein de tendresse, plein d’amour. Il aime sa fille, mal, mais il l’aime. En raison des différentes coupes de cheveux de Dalva, on a tourné dans un désordre chronologique complet et la scène de prison avec le père et Dalva a été tournée lors de la deuxième semaine. Là, il s’est passé quelque chose de très fort entre Jean-Louis et Zelda : Jean-Louis était tellement intense, tellement juste et connecté à elle, qu’il y a eu en elle comme un déclic. Comme si Zelda s’était dit « ça y est, je suis là pour de vrai ». Elle s’est sentie investie d’une mission, incarner au plus juste et au plus fort cette petite Dalva. 

Le style du film est très physique, très intense, très brut de décoffrage. Pouvez-vous évoquer vos options de mise en scène et votre collaboration avec Caroline Guimbal, votre directrice photo ? 

Caroline est ma grande amie, on a grandi ensemble depuis nos débuts à l’école de cinéma. Elle est la cheffe opératrice de tous mes courts-métrages. Son pouvoir magique, c’est d’allier proximité et pudeur quand elle filme les gens. Je la trouve toujours à la parfaite distance. Humainement, on partage toutes les deux les mêmes valeurs, la même éthique et ça rend notre collaboration ultra fluide. Instinctivement, on met la caméra au même endroit. 

On était tout le temps en caméra à l’épaule pour obtenir une vibration humaine, une respiration de chaque instant. On était très proches de Dalva mais très libres aussi dans nos mouvements. Je ne voulais pas d’une mise en scène trop contraignante pour mes acteurs. Bien sûr, tout était pensé, ce n’était pas de l’impro, mais il n’y avait pas de marquages au sol ou d’éléments qui auraient cadenassé la mise en scène ou les acteurs. Il ne fallait surtout pas briser leur spontanéité, encore moins celle des acteurs non professionnels. Je suis très heureuse d’avoir travaillé avec Caroline et je veux continuer avec elle sur les prochains films. 

Quel a été votre parcours de cinéma, comme spectatrice puis comme réalisatrice ? 

J’ai grandi à Sedan dans une famille qui n’était pas du tout dans le cinéma. Je n’allais jamais au cinéma jusqu’à mes 18 ans. Mais il y avait ce festival à Charleville-Mézières, Les Enfants du cinéma, qui montrait des films dont les héros étaient des enfants. Mes parents nous emmenaient là avec mon frère, deux semaines par an. J’y faisais le plein de films, on en voyait six ou sept par semaine. Il y a des films qui m’ont tellement marqué comme À MA SOEUR de Catherine Breillat, CENTRAL DO BRASIL de Walter Salles, DESPUÉS DE LUCIA de Michel Franco,… Ça me remplissait, ça répondait à un tas de questions que je me posais et je me sentais tellement moins seule. 

Ensuite, à 18 ans, j’ai quitté mes parents, fait des études de lettres modernes, vécu des péripéties, puis une amie m’a transmis sa passion pour le cinéma. Du coup, je me suis inscrite dans une option cinéma à la fac, et pour la première fois de ma vie, j’ai senti que j’étais bonne quelque part car j’avais de bonnes notes. Je me suis rendue compte que c’était mon lieu, ma place. J’ai commencé à tourner des courts-métrages et cet apprentissage a donné du sens à ma vie. J’ai ensuite fait cette école de cinéma en Belgique, l’IAD (Institut des Arts et de Diffusion) à Louvain. Au fur et à mesure, je pense que j’ai eu envie de rendre au festival Les Enfants du cinéma de Charleville tout ce qu’il m’avait offert quand j’étais petite. Et j’ai envie d’offrir tout cela aux gens. Le cinéma a ce pouvoir magique.

(Dossier de presse) 

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