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Mr Klein

Entretien avec Joseph Losey, réalisateur

Qu'est-ce que la personnalité de Delon vous a apporté dans le rôle de Klein ?

Il est difficile de dire qu'il y a beaucoup d'Alain dans le personnage du film, puisque celui-ci n'est pas très plaisant et je ne veux pas du tout dire cela. Mais ce personnage est très complexe, et Alain est lui aussi - c'est mon avis, qu'il ne partage peut-être pas - une personnalité assez autodestructrice et à la recherche de sa propre identité. Tous les aspects de sa vie sont d'une grande complexité et souvent contradictoires. 

Par exemple, c'est un acteur très coopératif mais il y eut deux ou trois jours où il ne l'a pas été. Un jour, je lui dis : « Qu'estce qui ne va pas, Alain ? 

- Que voulez-vous dire? - Il y a des jours où je me trouve merdique, je trouve le monde entier merdique, et tous les gens, et le cinéma, et je n'aime pas ce décor, et rien de tout cela ne me plaît. » Et il n'y avait à cela aucune raison particulière, pour autant que je le sache. Il y avait évidemment des raisons profondes. Mais d'autre part il y a des jours où il arrive et dit : « Je vais donner la meilleure interprétation de ma vie, et ce sera votre meilleur film », et ces revirements peuvent être très brusques et très violents. 

Venu d'un milieu petit-bourgeois, il est aujourd'hui très riche et très cultivé. C'est une autre contradiction. Il est à la recherche d'un père, et il cherche aussi à dominer. Toutes ces contradictions sont très profitables à ce rôle. Alain peut porter le plus grand intérêt à quelqu'un. J’ai eu plusieurs fois l'occasion de constater que sa générosité pouvait être extraordinaire. Il apprit un jour que j'avais des ennuis, et, sans rien dire, il m'envoya quelqu'un avec l'argent dont j'avais besoin. Il ne m'a jamais rien demandé en retour. Le retour a eu lieu ! Mais c'était tout de même une action rare. Il est très secret sur sa vie privée. Il est très brillant, ce qui convenait aux deux rôles qu'il a joués pour moi, car l'assassin de Trotsky et Mr. Klein sont tous deux très brillants et sont jusqu'à un certain point conscients de ce qu'ils font. Mais il reste toujours un domaine où ils n'ont aucun moyen de comprendre et aucun désir de le faire.

Pour la Grande Rafle, vous avez utilisé beaucoup de figurants juifs.

Et ce n'est pas tout : beaucoup de membres de l'équipe avaient une expérience personnelle de cette période. Trauner, par exemple, était un Juif hongrois obligé de faire un travail clandestin pour les décors de Carné. La responsable du casting, Margot Capelier, qui est extraordinaire, a perdu de nombreux membres de sa famille dans les camps. Claude Léon, directeur de laboratoire à LTC, y a perdu sa mère. 

Nous nous sommes adressés à des organisations juives pour la rafle du Vel d'Hiv. Elles m'ont fourni plusieurs milliers de figurants. Le premier jour de tournage au stade, un certain nombre des personnes les plus âgées ont dû renoncer, parce que cela était trop proche de ce qu'elles avaient connu et qu'elles étaient trop émues pour continuer. Elles vinrent medire: « Nous ne voulons pas être payés et nous vous rendons nos étoiles jaunes, parce que nous ne pouvons supporter de regarder cela pendant trois jours. »

Qu'est-ce qui vous a inspiré la scène du cabaret antisémite ?

Il existait un numéro antisémite dans ce même théâtre, mais ce n'était évidemment pas celui-là. Le problème était de présenter un spectacle antisémite qui ne serait pas pris pour argent comptant par les antisémites d'aujourd'hui, qui sont encore nombreux. Pendant notre tournage dans les rues de Paris, nous avons rencontré de l'antisémitisme. Jovial, mais très déplaisant. Et j'avais entendu dire a la Cinémathèque que lorsqu'on avait essayé d'y montrer les films antisémites de l'époque de Hitler il avait fallu arrêter parce que le public les prenait sans discussion.

Je ne voulais pas que le public pût s'identifier à l'aspect antisémite du spectacle. Je suis un grand ami et un admirateur de Frantz Salieri, qui a travaillé pour « La Grande Eugène » et je pensais que si sa compagnie montait le spectacle antisémite, le fait qu'ils fussent des hommes créerait une certaine distance. Il eut la brillante idée d'utiliser la musique de Mahler. L'étrangeté de cet homme habillé en veuve et qui chantait la chanson de Manier, la laideur de l'antisémitisme avaient pour effet que le pire antisémite ne voudrait pas s'identifier à cela. C’est à mes yeux l'une des séquences les plus réussies du film. Et rien dans le scénario ne correspondait à cela. Tout a été monté par Salieri et moi. Et je n'ai pas permis à Alain Delon et Juliet Berto de voir le numéro avant d'être prêt à tourner. Leurs réactions sont donc leurs premières réactions. C'est une scène clé du film, en ce qu'elle a des rapports avec la visite médicale de la Juive au début et avec tout le processus de la bureaucratie qui s'enchaîne et finalement s'enclenche à la fin. 

Dans ce film, chacun est isolé dans sa propre vie. Il n’y a jamais de vrais rapports humains entre deux personnes. 

À l’exception d’une sorte de complicité suggérée, entre Klein II et Florence. Il y a tout de même un endroit où les gens sont ensemble, c’est dans l’escalier de l’usine. Lorsque les ouvrières se rendent compte soudain que cet homme ne veut aucun bien à la femme qu’il recherche, alors elles ont une complicité tacite pour l’éloigner de l’endroit où elle est. 

Lorsqu’une d’entre elles déchire la photographie on pense à Kafka. Le film se rapproche beaucoup de l’atmosphère kafkaïenne. 

J’ai lu Kafka. Ce n’est pas mon auteur de chevet. Le seul de ses textes qui ait été un de mes textes de chevet pendant de très longues années, le plus extraordinaire qu’il ait jamais écrit, à mon avis, est sa lettre à son père. Terrifiante, parce que jamais envoyée. Une longue lettre qui le révélait, lui, et qui mettait son père en accusation, disant qu’il n’y avait jamais eu entre eux aucune compréhension, aucune espèce de contact.(...) 

Klein ne sort pas de son cercle.

Il ne se connaît pas lui-même. Il n’apprend pas à connaître la société. Il n’a même pas de compréhension émotionnelle avant que les portes du wagon se referment. 

On ne voit jamais le tableau de près. 

D’une certaine façon, il représente le père (Louis Seigner). Mr. Klein est certainement un amateur d’art. Il s’accroche à ses origines et, à travers le tableau, veut savoir d’où il vient. Il traîne aussi une certaine culpabilité depuis la scène avec le vendeur, où il manifeste déjà de l’embarras à faire ce qu’il fait. Lorsque Bouise lui dit : « Bonne chance à vous, monsieur Klein », il se regarde pour la première fois dans le miroir et se demande qui est Mr. Klein. Une scène importante pour moi est celle où il est seul dans la nuit devant le tableau avant la rafle du Vel d’Hiv, et je pense qu’Alain s’y montre brillant. Nous avons essayé de lui donner la même attitude rigide que celle du gentilhomme sur la toile. Il s’identifie à lui.

Le choix d’une toile de Van Ostade a-t-il eu lieu tôt dans l’écriture du scénario ? 

C’est une chose très curieuse : Solinas avait écrit le nom de Van Ostade et celui du tableau : Portrait d’un gentilhomme. Avec Trauner, j’ai consulté le catalogue du peintre, et nous avons découvert qu’il n’avait jamais fait de portraits, sauf peutêtre un, qui ne nous convenait pas. Il nous a donc fallu en inventer un ! 

Lorsqu’on vous a proposé le film, le scénario était-il achevé ? 

Oui, mais il était beaucoup moins dense et bien plus long - d’une heure environ. En juin 1975, j’ai parlé avec Solinas. Il a travaillé sur le script pendant l’été, et je suis parti enseigner à Dartmouth, où j’ai mis en scène Waiting for Lefty, que j’avais déjà monté à Moscou en 1935. Ce fut très passionnant de recréer cette époque. En septembre, je suis retourné en Italie et j’ai passé un mois avec Solinas, discutant avec lui chaque matin avant qu’il écrive l’après-midi. 

Ce fut donc un rewriting très important qui visait à rendre le script plus « dur » et en même temps plus humain. Par exemple, le personnage interprété par Juliet Berto était une simple pute. Elle n’avait aucune fonction dans le scénario et je désirais beaucoup qu’elle acquière une plus grande réalité, qu’elle évolue et que son évolution soit opposée à la résistance au changement que l’on voit chez Klein. Delon n’aimait pas ces modifications, mais, malgré son opposition, bien des choses que nous avons ajoutées se retrouvent dans le film. Beaucoup de gens ont trouvé Mr. Klein trop froid, mais je crois que la chaleur qu’on peut y déceler vient en grande partie du pathétique de ce personnage. Et du coup la femme de Pierre, jouée par Francine Bergé, apparaît mieux dans son détachement bourgeois à l’égard des problèmes. D’ailleurs elle représente pour moi, avec son mari (Michael Lonsdale), le summum du couple bourgeois français. 

J’aime énormémement Solinas, et nous nous sommes découverts beaucoup d’affinités. Nous avons des points de vue voisins sur la société. Et c’est très facile de travailler avec lui. Peut-être trop facile. Après une heure de conversation, il peut aller écrire dix nouvelles pages. Je les rejette, et il recommence à écrire. Au début, il était sur ses gardes, plein de soupçons. Il ne voulait pas réécrire du tout. Mais, quand il a été convaincu de l’honnêteté de mes intentions, il m’a fait confiance. De plus, il est entouré par des gens très bien. À Fregene, où il habite, dans un village de pêcheurs, il y a autour de lui un groupe d’amis qui viennent toute la journée pour parler et boire et qui observent le visiteur étranger, faisant une sorte d’enquête, avant de décider si finalement on peut lui faire confiance. Après un certain temps vous êtes accepté.

Comment avez-vous été amené à faire ce film ?

Entièrement par accident. Je devais faire À la recherche du temps perdu. Lorsque le projet fut une fois de plus reporté, je suis allé me reposer en Italie. Deux personnes qui avaient travaillé à l’origine avec Costa-Gavras sur ce sujet m’ont communiqué le scénario en me disant que cela intéressait Delon. J’aimais l’idée de retravailler avec Alain, et je l’ai appelé. Je lui ai demandé si ça l’intéressait, et il m’a répondu : « Oui, si ça vous intéresse, vous. » Alors j’ai lu le scénario et j’ai immédiatement réagi positivement. Je savais, pour de nombreuses raisons, que c’était un film dans mes cordes. Quant à savoir exactement pourquoi j’étais attiré par ce sujet, je ne sais pas le dire. Je ne pense pas dans ces termes. Je savais simplement que c’était un matériau sur lequel je pouvais travailler, qu’il disait des choses que j’avais envie de dire et que Delon convenait au rôle. 

On vous a reproché, à propos de Mr. Klein, d’avoir mené de front l’approche d’un « grand » sujet, l’antisémitisme, l’Occupation, et des recherches sur l’identité, sur la conscience. Or c’est cela qui fait - entre autres - la richesse et la complexité du film. 

Je devins un adolescent très perturbé après la mort de mon père et la désintégration de ma famille, avec des ambitions que je ne savais comment satisfaire. À Harvard, je me liai d’amitié avec un garçon du Sud qui dormait dans le dortoir d’en face. Il était très à droite, très raciste, mais très intelligent. Il voulait devenir chirurgien du cerveau - il est d’ailleurs devenu l’un des meilleurs au monde dans ce domaine. Il était très séduisant, plein d’aplomb, et nous parlions très franchement ensemble. Il me dit un jour - c’était vers 1930 - que je devrais me faire psychanaliser. Mais je n’en avais pas les moyens financiers. Alors il me proposa de me psychanaliser, à condition qu’il puisse se servir de mon cas comme objet d’étude. J’acceptai et, cinq jours par semaine, je m’étendais pour une heure sur un divan, et pendant un an je fis une analyse. 

Lorsque je suis entré en politique, j’avais donc déjà une culture littéraire et une expérience psychanalytique, mais il me fallait aussi affronter ma formation religieuse, que, à plusieurs reprises, j’avais répudiée et reniée. Cela créa en moi une immense culpabilité, qui prit la forme de l’engagement politique et me piégea à son tour. À cause de ce sentiment de la faute, l’engagement politique prit une tournure religieuse, et je ne pus y résister. Me débarrasser de cette tyrannie occupa toutes mes années de maturité. Aujourd’hui, ce n’est plus un problème. 

Vous semblez de plus en plus intéressé par la magie, les éléments fantastiques. Cérémonie secrète est gouverné par le rituel et les coïncidences. On retrouve ces préoccupations dans Boom, dans la belladone du Messager, dans la kabbale de Mr. Klein. 

Je pense que cela a des rapports avec l’histoire de ma famille. L’étrange conduite d’un grand-père parcourant à pied les mille cinq cents kilomètres de Amherst jusqu’au Wisconsin. Mon éducation dans cette fausse atmosphère européenne du Middle West, mon enfance quasiment proustienne. J’ai rencontré votre président Giscard d’Estaing, et il m’a dit : « Quel droit avez-vous d’adapter Proust ? Vous venez du Middle West, vous n’avez même pas appris le français convenablement.» Et je ne pense pas que c’était uniquement sur le ton de la plaisanterie. Cela dit, j’ai lu énormément de littérature française dans le texte, et Du côté de chez Swann intégralement en français à quinze ans. La Crosse, Wisconsin, n’était vraiment pas très différent d’ici. J’ai dit à Giscard que j’avais tout le contexte pour comprendre Proust. Et d’une autre façon, politiquement, j’ai été une personne persécutée, un Juif, pratiquement parlant. 

Michel Ciment - Kazan, Losey - Édition définitive, Stock, 2009

(Dossier de presse) 

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