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La syndicaliste

Entretien avec Jean-Paul Salomé, réalisateur

LA SYNDICALISTE est tirée d’une histoire vraie. Comment en avez-vous pris connaissance ?

C’est un tweet qui m’a aiguillé vers ce fait divers. Quelqu’un évoquait le livre de la journaliste Caroline Michel-Aguirre, LA SYNDICALISTE, sur le point de paraître. Je me suis renseigné et j’ai senti qu’il y avait la matière d’un film. J’avais déjà eu envie de faire un film sur une lanceuse d’alerte, autour d’Irène Frachon et du scandale du Mediator, mais ça ne s’était pas fait. Les pressions qu’avait subies Maureen Kearney, « la » syndicaliste d’Areva, l’agression violente dont elle avait été victime étaient puissamment dramatiques. On était allé très loin pour la contraindre à arrêter ses investigations... 

Le parcours de cette femme, sa mise en accusation, sa rédemption, ses moments de doute ou de dépression dont elle triomphe, c’était déjà un récit de cinéma. Peut-être davantage dans la lignée d’un cinéma politique américain ou italien que j’affectionne que dans une tradition française. Il y avait aussi la promesse d’un rôle pour Isabelle Huppert : la sortie de LA DARONNE venait d’être décalée à cause du Covid, mais l’envie de retravailler ensemble était là. J’ai trouvé sur internet des photos de Maureen Kearney et j’ai tout de suite vu la possibilité qu’Isabelle lui ressemble à l’écran. Après avoir lu le livre, j’ai appris que le producteur Bertrand Faivre en avait acquis les droits, sans penser à un cinéaste en particulier. Nous nous sommes mis d’accord, et la scénariste Fadette Drouard et moi avons commencé à écrire le scénario. 

Avez-vous rencontré Maureen Kearney ? 

Dans un premier temps, j’ai rencontré Caroline MichelAguirre. Je lui ai dit ce que j’avais envie de mettre en avant. Son livre est un passionnant récit de journaliste, une enquête très approfondie sur les rouages de l’affaire, dans lesquelles elle met au jour des éléments incroyables – c’est elle qui a retrouvé l’épouse du cadre de Veolia, victime d’une agression similaire à celle de Maureen. Mais au-delà des faits, des enjeux politiques et industriels, j’avais envie de savoir ce que Maureen avait vécu de l’Intérieur, ce qu’avaient traversé ses proches, comment elle s’était reconstruite. Il me manquait une dimension intime. C’est ce que j’ai expliqué à Maureen Kearney, quand je l’ai rencontrée, accompagnée de son mari et de sa fille. Je lui ai dit que ce serait ma vision d’un personnage, qu’il nous faudrait, avec Fadette Drouard, imaginer des scènes de famille d’après ce que l’on percevait des rapports avec son mari et avec sa fille. Il fallait nous laisser inventer. 

Il y avait des passages dans le livre qui étaient intrigants : par exemple, un soir au cœur de l’affaire, elle part en voiture dans la nuit, on ne sait pas pourquoi, ni ce qu’elle part faire. Une pulsion de suicide ? Le deal était que Maureen lise le scénario : elle l’a validé, tout en précisant que ce n’était pas tout à fait elle par instants, ou qu’elle n’aurait pas forcément réagi comme ça. Mais une très grande partie du film est fidèle à ce qui s’est passé : certains dialogues sont exacts au mot près, notamment ce que l’on entend au cours des deux procès. Ce souci de la vérité a été l’un des axes de travail de toute l’équipe. Il nous a poussés à tourner dans des décors où l’affaire a réellement eu lieu : Bercy, l’hôpital de Rambouillet, le tribunal de Versailles dans lequel des anciens d’Areva, présents au vrai procès, sont venus en tenue syndicale faire de la figuration. 

La détresse de Maureen Kearney, c’est aussi celle de la lanceuse d’alerte qu’on n’écoute pas… 

Absolument, mais cela tient aussi à sa personnalité : un mélange de fragilité et de force, une fonceuse qui tenait tête à des industriels à des ministres mais qui ressentait aussi une espèce de griserie à faire partie d’un monde dont elle n’est pas issue. C’est aussi une question de classe sociale : elle vient d’un milieu plutôt ouvrier, elle a réussi par son intelligence, son travail, son obstination à arriver à cette position de syndicaliste n°1 d’Areva et elle s’est un peu brûlé les ailes. Ce que je trouvais intéressant, c’était qu’une fois qu’elle est mise de côté, exclue de ce monde et victime d’une agression sauvage, elle se retrouve chez elle, toute seule et accusée. Comment gère-t-elle ce bouleversement ? 

L’alerte qu’elle a lancée était-elle justifiée ? 

À double titre : le démantèlement d’Areva désiré par le PDG d’EDF, Henri Proglio, qui se rêvait n°1 du nucléaire français, va entraîner la perte d’un savoir-faire, bradé aux Chinois – c’est la perte de l’indépendance énergétique française, dont on mesure aujourd’hui les conséquences. Et, surtout, des dizaines de milliers d’emploi sont menacés – qui, de fait, seront supprimés quelques mois plus tard. Le combat de Maureen Kearney n’est pas lié à l’énergie nucléaire proprement dite, qui, à l’époque, a mauvaise réputation, à cause de la catastrophe de Fukushima : il est politique et social. Mais elle s’est heurtée à un mur, personne ne semblait voir où était le problème : les ministres n’ont cessé de lui dire qu’ils géraient la situation sans jamais rien faire, les industriels la traitaient de folle en soulignant qu’elle n’était pas ingénieure, puisqu’elle travaillait pour Areva comme prof d’anglais dans le cadre de la formation continue. 

Comment Isabelle Huppert s’est-elle emparée de ce personnage ? 

On s’est très bien entendus sur LA DARONNE. Il y a une espèce de fluidité dans nos rapports, de facilité à se dire les choses simplement. Isabelle aborde le jeu de manière très pragmatique. Elle travaille beaucoup mais croit aussi à la spontanéité, à ce qui survient au moment de la prise. C’est sans doute différent suivant les metteurs en scène, mais je suis aussi pragmatique, je ne fais pas de répétitions, et elle ne m’en demande pas. On échange plusieurs fois sur le scénario, on le corrige éventuellement. On esquisse la silhouette du personnage… 

Qui se définit plus par son apparence que par sa psychologie… Une approche qui convenait bien au personnage de Maureen Kearney, à la garde-robe singulière : vêtements souvent colorés, accessoires voyants comme ces lunettes dont elle avait une collection impressionnante, boucles d’oreilles spectaculaires, etc. Elle n’avait clairement pas les mêmes moyens que les hommes et femmes de pouvoir qu’elle côtoyait. Il y avait une espèce de fantaisie du personnage, amusante à rendre à l’image. C’était quelqu’un qui par son look se fabriquait une armure, et cela plaisait beaucoup à Isabelle. Une armure qui tombait par instants, selon les circonstances... 

Quand elle se remaquille, après son agression, c’est une façon de remettre l’armure ? 

Absolument, elle cherche à se protéger. C’est un geste surprenant pour le spectateur et pour le médecin qui est dans la pièce. Cela figurera dans ses rapports médicaux : elle n’a pas réagi « comme une femme violée »… Je ne crois pas qu’il y ait un comportement standard dans ces circonstances, toujours est-il que les regards posés sur elle après l’agression, et ce sont principalement des regards masculins, sont dubitatifs. Isabelle tenait beaucoup à ces détails qui étaient dans le scénario, et qu’on voulait vraiment mettre en évidence. 

A-t-elle joué deux Maureen, une Maureen soldat et une Maureen blessée ? 

On ne l’a pas exactement dit comme ça, mais de fait cela passait par le maquillage et la coiffure : disons qu’il y avait des prises avec chignon structuré, avec chignon déstructuré ou pas de chignon du tout : l’uniforme de combattante, l’uniforme incomplet ou en cours d’assemblage, et la femme vulnérable… 

La première partie du film, la « croisade » de Maureen, offre des scènes d’affrontement et des performances d’acteurs réjouissantes… 

En filmant ces lieux de pouvoir, je me suis senti assez proche d’elle : je ne fais pas partie de ce milieu-là et cela renforçait ma position d’outsider – qui est peut-être aussi la mienne visà-vis du cinéma français ! Ces scènes ne venaient pas de nulle part : elles étaient bien documentées dans le livre de Caroline Michel-Aguirre et les comédiens les ont abordées chacun à leur manière. Marina Foïs a consulté des documents filmés où apparaît Anne Lauvergeon, pour retrouver son autorité, et l’intimité qu’elle crée avec Maureen, une connivence de circonstance, un peu condescendante. Yvan Attal a donné corps à Luc Oursel, ce numéro 2 qui n’a pas l’étoffe d’un numéro 1 et qui lui aussi va se faire broyer par cette histoire. On lui a fait porter des lunettes rondes, qui contrastent avec sa difficulté à gérer les émotions : sous la rondeur extérieure, une grande susceptibilité et une violence prête à éclater. Oursel a réellement balancé une chaise en plein conseil d’administration ! 

Dans un autre registre, François-Xavier Demaison a composé un personnage inspiré du bras droit de Maureen, qui l’accompagnait dans tous les rendez-vous avec les politiques, qui l’a soutenue puis l’a remplacée après son départ d’Areva. Au-delà du modèle réel, il incarne un syndicalisme plus traditionnel, moins disruptif. C’est pour cela que je voulais un comédien issu d’un cinéma plus populaire, presque en contreemploi, apportant une couleur supplémentaire à la distribution. 

L’ironie mordante de Marina Foïs laisse-t-elle suggérer que Maureen Kearney a été manipulée par Anne Lauvergeon ? 

J’attendais beaucoup des scènes entre Marina et Isabelle, je n’ai pas été déçu. Leur complicité a nourri des duels de comédiennes qui étaient de vrais moments de cinéma. Dans la vraie vie, Maureen était admirative de Lauvergeon. Et c’est aussi quelqu’un d’extrêmement fidèle en amitié. Elle n’avait pas ce logiciel que peuvent avoir les politiques ou les industriels qui leur permet des amitiés sélectives ou de pouvoir changer d’alliance quand le vent tourne. Comme elle, Anne Lauvergeon est une femme dans un monde d’homme, qui s’est retrouvée en position de faiblesse quand elle a été débarquée chez Areva et il ne fallait pas que l’obstination de Maureen lui nuise. On a imaginé ce personnage d’informateur, Tiresias, qui, effectivement, aurait pu lui aussi connaître Lauvergeon… 

Comment avez-vous travaillé avec Grégory Gadebois sur le personnage de Gilles, le mari de Maureen ? 

Gilles regardait les gens de pouvoir que fréquentait Maureen comme des extra-terrestres : lui est ingénieur du son pour des concerts de variétés, issu d’une famille résolument communiste… En filigrane, on comprend que l’engagement forcené de son épouse avait depuis longtemps un impact sur leur vie personnelle. Et inversement : c’est l’évolution de leur couple qui a pu susciter cet engagement… Grégory Gadebois est un acteur incroyable, parce qu’il est juste tout de suite, très fort, comme Isabelle, dans les ruptures de ton, les changements d’intonation. Il peut dire « OK » de dix manières différentes, qui raconteront quasiment à chaque fois une histoire différente. Il déteste faire deux fois la même prise et s’arrange toujours pour apporter quelque chose de nouveau. Comme Isabelle est aussi un peu comme ça, ils se sont très bien entendus. Sur le papier, on pourrait dire que c’est un couple improbable mais je trouve qu’à l’image, il fonctionne totalement. 

Leur intimité compliquée se nourrit beaucoup de silences… 

Isabelle sait très bien qu’il y a beaucoup de choses qu’elle peut faire passer sans dialogue et quand on a des comédiens comme elle et Grégory Gadebois, on peut les filmer sans qu’ils aient besoin d’exprimer la situation verbalement. Cela contraste avec les joutes verbales de la première partie : on est après la bataille et leurs rapports passent par une présence, des regards, ou même des évitements. On a supprimé des dialogues sur le plateau et aussi au montage et je pense que c’était la bonne approche. De la même façon, le personnage du mari avait pas mal de répliques censées donner un contrepoint d’humour, assez fidèle en cela à ce qu’il est dans la vie, mais, au montage, on en a beaucoup coupé. Comme si le film les rejetait... 

Selon vous, d’où vient l’acharnement de l’adjudant joué par Pierre Deladonchamps ? 

Il incarne la synthèse de plusieurs enquêteurs de la gendarmerie scientifique persuadés que Maureen a menti. Ils avaient la pression de leur hiérarchie qui elle-même subissait la pression des politiques. Cela arrangeait tout le monde de se dire que cette femme était folle, mythomane, qu’elle avait tout inventé. Mais je crois que personne n’est intervenu directement en disant : il faut l’accuser. Très récemment, il y a eu des émissions de radio sur l’affaire et certains enquêteurs persistaient : qui vous dit qu’elle n’a pas tout inventé ? Dans le récent documentaire de Gilles Marchand sur l’affaire Grégory, un flic racontait qu’il avait soupçonné la mère parce qu’elle portait un pull noir moulant, qui mettait sa poitrine en valeur. Inacceptable d’une femme qui vient de perdre son enfant ! Concernant Maureen et le viol qu’elle a subi, je pense que, dix ans plus tard, les choses auraient été un peu différentes. Elle aurait déjà rencontré davantage de femmes au cours de l’enquête… 

Les violences gynécologiques qu’elle a subies laissent sans voix… 

Elle a subi trois examens en une semaine, y compris cette reconstitution de l’introduction d’un manche de couteau dans son vagin, que les experts avaient à peine le droit de faire. Elle aurait pu très bien s’y opposer mais cela témoigne de son extrême fragilité à ce moment-là… Elle voit le doute dans le regard des autres, y compris son mari qui, je pense, eu un doute fugace. Ses interrogatoires à lui se sont très mal passés, il a essayé de faire des blagues qui sont tombées totalement à plat et les policiers ont cru qu’il lâchait sa femme. Maureen est une survivante, il lui a fallu une sacrée force de caractère pour rebondir : elle est redevenue prof d’anglais en milieu scolaire. Après être allée au bout de la nuit, elle en est revenue, s’est reconstruite et son couple a tenu, ce que je trouve assez beau. 

Concernant l’affaire proprement dite, le film accrédite la thèse que Maureen Kearney a été victime d’un intermédiaire qui a peur de perdre sa part si l’accord avec la Chine capote… 

C’est crédible. Au moment de l’enquête, et c’est ce que suggère Caroline Michel-Aguirre dans son livre, toutes les pistes n’ont pas été suivies. Et la piste de cet intermédiaire n’apparaît dans aucun document de la police ou de la justice...

(Dossier de presse) 

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