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Entretien avec Mathieu Vadepied, réalisateur

COMMENT EST NÉ LE PROJET DU FILM TIRAILLEURS ? 

L’idée du film est née en 1998 avec la mort du dernier tirailleur sénégalais (Abdoulaye Ndiaye, à l’âge de 104 ans, il avait été enrôlé de force en 1914). L’ironie du sort est qu’il meurt la veille du jour où il devait recevoir la légion d’honneur promise par le président de la République, Jacques Chirac. A ce moment-là, et je ne sais pas pourquoi, je me dis que si ça se trouve dans la tombe du Soldat inconnu repose les restes d’un tirailleur de l’armée coloniale issu d’un de ces pays africains colonisés alors par la France. Cela a commencé ainsi. Ensuite, j’ai fait des recherches, même si à l’époque, je ne pensais pas que j’aurais un jour l’opportunité de réaliser un film pareil. C’est resté dans ma tête et cela a fait son chemin. En 2010, lors du tournage d’Intouchables, j’ai rencontré Omar, je lui ai parlé du projet de film – Omar n’était pas encore la star que l’on connaît. On est resté en lien. En 2015, j’ai fait La Vie en grand, mon premier long-métrage, qui mettait en scène deux ados de la cité, Adama et Mamadou. 

Vous voyez, l’idée de TIRAILLEURS remonte à loin. C’est le projet d’une vie. C’est un lien, dès mon enfance, avec le continent africain dans toute sa diversité. Le premier contact, c’est mon grand-père, il s’appelait Raoul – le film lui est dédié –, il était maire d’Evron, une petite ville agricole de la Mayenne, et cette ville était jumelée avec Lakota, une petite ville de Côte d’Ivoire. Petit, je voyais souvent des délégations ivoiriennes venir lors de manifestations festives et culturelles à Evron. J’ai baigné là-dedans, et cela est resté ancré en moi. Cette fraternité entre paysans de deux continents m’a marqué. 

Comme dans beaucoup de familles, la généalogie de la mienne est composée aussi des morts sur le front. Mon grand-père était maire et sénateur, et mon père est devenu député d’une circonscription dans l’Oise. Cette conscience politique, concernant les questions mémorielles, ce qui fait la France aujourd’hui, dans son passé et dans son présent, sa composition, sa population, a achevé de conduire chez moi une nécessité d’écrire et de m’inscrire dans des projets engagés qui questionnent notre société – c’est une chance – qui propose une vision, un état des lieux de la société française dans sa diversité, sa richesse, sa force en assumant ce passé et, surtout, avec la nécessité vitale de le reconnaître. 

Voilà pour la genèse du film, son ancrage généalogique. Je n’ai pas pris le tournant politique comme mon père et mon grand-père, mais je suis convaincu que le cinéma, comme l’art, est une forme d’expression populaire dans un sens noble, qu’il peut et qu’il doit avoir cette ambition et cette dimension à la fois poétique et politique. 

D’OU LA NÉCESSITÉ DE RÉALISER UNE FICTION ? 

C’est l’idée, nous avons voulu absolument que le film puisse être regardé par le public le plus large possible : les enfants comme les anciens ; ceux qui sont concernés par le récit comme ceux qui pensent n’avoir rien à voir avec l’histoire… 

L’esprit est celui-là : sans reconnaissance de notre passé commun, on ne peut pas continuer, on ne peut pas réparer, on ne peut pas créer ensemble une société bâtie sur le respect. C’est présomptueux de vouloir prendre part à tout cela, mais c’est une proposition fictionnelle, notamment par rapport à la fin du film, qui reste ambitieuse sans se réduire à une affirmation frontale, gratuitement provocatrice ou clivante. Nous avons l’ambition de toucher, par une histoire intime, des questions universelles. Et l’universalité de notre récit est dans la transmission père-fils, au cœur de la dramaturgie du film, sur cette question simple : le moment de bascule, où l’autorité du père est battue en brèche par celle du fils.

PARLEZ-NOUS DE L’ÉLABORATION DU SCÉNARIO.

Avec Olivier Demangel, le coauteur du film, nous avons mis six ans à élaborer le scénario, parce que nous sommes revenus à zéro au moins quatre ou cinq fois. À zéro, cela signifie que nous avons changé les personnages, nous avons changé l’histoire entièrement à chaque fois. Une véritable traversée du désert. Nous nous sommes embarqués à corps perdus dans une aventure qui nous dépassait souvent. Aussi parce que la question était sensible, complexe, et que nous n’avons pas voulu l’aborder comme un tract politique. Nous nous sommes toujours dit qu’on voulait s’adresser à tous, et pas seulement aux personnes concernées par ces questions d’intégration, d’identité... On voulait s’adresser également à ceux qui ont peur et qui sont pris dans les filets des extrémismes politiques, qui ne connaissent pas forcément la réalité de cette histoire des tirailleurs. On voulait s’adresser à leur émotion, à cette dimension universelle traitée à travers le récit d’un père et de son fils afin de faire ressentir ce qu’ont pu vivre ces hommes. Et si éventuellement on fait bouger les lignes, nous en serons heureux. 

Ce travail de développement au long court a été soutenu sans faille par Bruno Nahon et l’équipe d’Unité, et suivi à chaque version par Omar Sy depuis INTOUCHABLES. Ces longues années de travail, je ne les aurais pas traversées sans eux aussi, sans leur soutien, leur croyance vissée à la nôtre. Tous ensemble, nous avons partagé cette utopie. Ils ont eu la confiance et la vision de la soutenir pendant tout ce temps. Omar Sy, s’est engagé dans la production avec nous et nous a apporté son énergie de producteur en plus de celle d’acteur. Olivier Demangel est devenu un alter ego dans l’écriture, dans le projet, une écriture véritablement à quatre mains. Nous avons décidé de tous les choix ensemble, et il a été très solidement moteur dans mes moments de doutes et de remise en question. C’est cette belle alliance portée par un engagement total qui a permis à ce film d’exister. 

QUELLE ÉTAIT LA PRINCIPALE DIFFICULTÉ ? 

Très vite, on a décidé de faire le film en langue peule. J’avais profondément envie de cette authenticité et de cette complexité qui est le fait que des soldats recrutés de force, ou pas, issus de pleins de pays différents ne se comprenaient pas entre eux et ne comprenaient pas la langue du pays pour lequel ils combattaient. Ce choix pouvait faire peur aux co-producteurs et aux chaînes de télévision. Mais je trouvais cela passionnant de réaliser un film très immersif, dans la perception des personnages, à hauteur d’homme, pas surplombant historiquement – ce n’est pas une reconstitution. Je voulais une mise en scène et une direction d’acteurs qui nous plongent dans une forme de présent. Un présent de l’époque. Ces choix immergent le personnage joué par Omar Sy dans une sorte de no man’s land, luttant sans cesse, ne parlant pas un mot de français, alors que son fils qui comprend la langue (ce qui commence déjà à les distinguer) s’élance vers une guerre qui l’attire. Ce choix du Peul, outre que la langue est magnifique dans sa musique, apporte au film une force indéniable. 

COMMENT ÊTES-VOUS ARRIVÉ À DONNER UNE APPARENCE DE SIMPLICITÉ, DE LIMPIDITÉ À UN RÉCIT AUSSI COMPLEXE ? 

Tout le travail a été de tendre justement vers cette simplicité sans ôter la complexité de l’histoire. A chaque fois, on se posait la question de la bonne place des personnages : ne pas les victimiser, ne pas entrer dans le jeu binaire et condescendant des « méchants blancs » et « des gentils noirs » ; par exemple, il y a eu des tirailleurs qui ont épousé une carrière de héros dans la Première guerre. Il fallait éviter toute caricature. Nous sommes passés par de nombreuses phases, avons hésité sur des choix (prendre un tirailleur d’un village ou un citadin, un enrôlé de force ou un volontaire, etc.) Il a fallu embrasser toutes ces histoires, nous perdre dans cette complexité pour retrouver un fil narratif. Il a fallu trouver le bon endroit pour raconter et pour être dans l’équilibre. Quant au personnage interprété par Omar, il oscille lui aussi entre le héros et l’anti-héros, ce n’était pas évident du fait de sa stature iconique de le rendre anonyme ! Le peul a contribué à cela, et Julia Carbonel, la très talentueuse maquilleuse du film, nous a proposé des solutions pour modifier ce que l’on connaît du visage d’Omar, de son identité. 

C’EST À LA FOIS UN FILM DE GUERRE ET UN FILM INTIMISTE SUR LES RELATIONS ENTRE UN PÈRE ET SON FILS. 

Oui, c’est un truc de funambule ! Un équilibre qui cherche du premier mot du scénario à la toute fin du mixage et de l’étalonnage. Cette question de l’équilibre entre épopée historique et peinture intimiste ne nous a jamais quittée – elle s’exerce dans la friction, dans la tension même de l’ensemble du film. Il faut que le spectateur ressente cette intimité très forte tout en sentant le poids et la violence d’une guerre qui a marqué des générations, y compris en Afrique. Des villages entiers ont été amputés de leurs forces vives, qui n’ont jamais vu revenir les leurs, disparus sans sépulture. Et maintenir un récit à hauteur d’homme, sans grandiloquence, en collant à leur perception et à leur subjectivité. 

MAIS COMMENT RACONTER UNE PART D’HISTOIRE MÉCONNUE, AUSSI COMPLEXE ? 

En essayant de raconter simplement une histoire d’êtres humains avec leurs affects et leurs problèmes, qui sont en partie les mêmes que ceux d’aujourd’hui : le rapport à l’autorité, à la domination, la révolte, l’ambition…  

Et ce pragmatiquement en étant à hauteur d’homme avec une caméra que l’opérateur Luis Arteaga porte avec une grande sensibilité et écoute. Et en travaillant les décors avec Katya Wyszkop et les costumes de Pierre-Jean Larroque de façon très réaliste, très immersive. Nous avions l’idée commune de créer des décors dans lesquels nous pouvions tourner à 360°. Nous nous sommes immergés nous-mêmes dans une réalité qui nous permettait une grande liberté de mouvement. 

Dans les scènes de combats, nous avons abordé le filmage en essayant d’imaginer, dans la fiction et la mise en scène, ce qu’un reporter de guerre aurait pu faire. Il y a quelque chose de cet ordre qui consiste à trouver une vérité, une authenticité dans une forme un peu brute, qui ne se regarde pas trop esthétiquement. Et c’est avec tout le travail sonore immersif, près des voix, grâce à la minutie des prises de son de Marc-Olivier Brulle, avec l’équipe de Pierre Bariaud le monteur son (et le talent de Charlotte Butrak) et avec l’équipe d’Emmanuel Croset le mixeur, que nous avons trouvé ce chemin de la complexité entre intime et Grande histoire. Alexandre Desplat a également travaillé cet équilibre très beau, dans ses compositions, où l’essentiel de nos discussions tournaient autour des personnages et de leur perception. La musique oscille dans une tension là aussi entre dramaturgie et état intérieur des personnages. Et j’avais cette conviction qu’il a cette puissance poétique et la vision d’une musique qui peut à la fois prendre en charge le récit et les mouvements intérieurs des personnages. Il était le compositeur dont Tirailleurs avait besoin pour prendre pleinement son envol. 

Last but not least, Xavier Sirven a orchestré très précisément et sensiblement la trajectoire de nos personnages et la dramaturgie du théâtre de la guerre.  

Chaque corps de métier apporte sa touche, son univers, et j’éprouve mon travail comme on fait avec de l’argile, en creusant, en dégageant les formes, en créant à partir de cette richesse-là, ce que chacun apporte qui créé cette profondeur, pour donner cette dimension immersive. 

Avec Omar Sy, ça a été extrêmement puissant, avec quelques frictions entre nous alors que nous nous connaissons depuis longtemps. Nous avons appris à écouter chacun ce qu’il y avait de différent chez l’autre. Je l’invitais à une forme de minimalisme et nous avancions pas à pas, entre la langue peule que je ne parle pas, et le ressenti qu’il avait. Nous avons trouvé le personnage de Bakary dans cet échange riche et inédit pour nous deux je crois.

PEUT-ON FAIRE DE L’ESTHÉTIQUE AVEC UN FILM DE GUERRE ?

L’esthétique est une question politique ! Que le film ait une forme esthétique est différent de chercher une forme esthétisante. Par exemple, on a choisi d’entrée de jeu de travailler sans projecteur, sans lumière. On a choisi de filmer le plus possible en plan séquence, caméra à l’épaule, plus réactive, plus sensible, qui s’adapte aux acteurs. Et pas une technique qui impose trop de contraintes et d’attente. Tout cela crée une esthétique où l’équilibre doit toujours être du côté de la sensibilité, de l’émotion, d’une forme de vérité, plutôt que d’un plaisir esthétique quasi fétichiste qui peut apparaitre dans les films « en costumes ». Et cet équilibre fragile illustre cette dimension du destin d’hommes pris dans la grande Histoire. Jeune assistant, j’ai eu la chance de travailler un peu avec Raymond Depardon, avec Maurice Pialat, je suis fortement marqué par ces influences. Mais j’ai aussi travaillé plus tard avec Jacques Audiard, puis avec Olivier Nakache et Eric Toledano. C’est dire les chemins qui ont composés un parcours hybride chez moi. 

QUELS SONT LES ENJEUX DU LONG-MÉTRAGE ? 

Si je prends enjeu comme objectif, le but est utopique : transformer la vision qu’on a de notre société, montrer d’où vient sa richesse, sa diversité. Le film doit interroger cela, déclencher de la curiosité, il doit, je l’espère, toucher ceux qui sont enfermés dans leur peur, dire la beauté des cultures, des façons de vivre, des langues, et cette acceptation, ce désir de la différence, car elle est une force. Si le film pouvait avoir cet impact, alors ce serait magnifique. Si le projet nous a portés aussi longtemps, d’aussi loin, si nous avons toujours gardé le désir de faire ce film, c’est sans doute grâce à cette dimension utopique.  

Et il y a aussi bien sur cet enjeu mémoriel majeur : rendre hommage aux tirailleurs sénégalais et plus largement, à tous les hommes issus des ex-colonies françaises qui ont combattu, sans avoir eu la reconnaissance de leur sacrifice.

(Dossier de presse) 

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