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Le procès Goldman

Entretien avec Cédric Kahn, réalisateur

Quelle est la genèse de ce film ?

J’ai découvert Pierre Goldman, il y a une quinzaine d’années par son livre, Souvenirs obscurs d’un Juif polonais né en France. Ce qui me saute aux yeux, ce n’est pas son innocence, c’est sa langue, extraordinaire. Son style, sa dialectique, sa pensée. Je me dis qu’il faut faire quelque chose de ce livre, au cinéma. Il me semble que la grande œuvre de Goldman, c’est son acquittement, dont le livre est le catalyseur. La gauche de l’époque s’est emballée pour cet ouvrage, a organisé des comités de soutien, ce qui a créé un contexte très particulier au second procès. En-dehors de cela, la vie de Goldman, c’est une série d’échecs, de drames, de renoncements. J’écarte donc la piste d’un biopic et je me dis que le film à faire, c’est le procès.

Comment l’idée du film refait-elle surface ? 

Le projet se réactive par la rencontre fortuite avec la scénariste Nathalie Hertzberg, avec qui j’avais été en contact au moment où j’avais découvert le livre et qui avait même commencé un travail de documentation à cette époque. Le lendemain de cette rencontre, je me dis qu’il faut baser ce film sur le second procès ! J’appelle Nathalie, on boit un café, elle est archi-partante ! Elle réactive ses réseaux : Michael Prazan (auteur d’une biographie de Goldman), Georges Kiejman et Francis Chouraqui, ses avocats… Puis, Nathalie s’attèle seule à la reconstitution du procès avec des articles de journaux, un travail de fourmi de plus de 300 pages ! Une sorte de bloc de glaise à sculpter. On s’est ensuite enfermés tous les deux et on a écrit le scénario à partir de toute cette matière en respectant plus ou moins la scénarisation naturelle du procès. 

Les dialogues sont-ils fidèles aux minutes du procès ou avez-vous réécrit un peu ? 

D’abord, on a mélangé les deux procès. On a pioché aussi dans son livre, on a intégré des éléments qui ont été découverts après le procès… On a pris pas mal de libertés, mais en même temps, on est restés très fidèles : la plaidoirie de Kiejman est quasiment la même au mot près, celle de l’avocat général aussi. 

Ce film n’est-il pas autant sur la complexité de rendre la justice que sur Goldman ? 

Complètement, c’est ce qui m’a passionné. Je voulais que le spectateur soit dans la peau d’un juré et qu’il puisse au fur et à mesure des débats se forger sa propre opinion. 

Faute de preuves, et c’est le cas de l’affaire Goldman, il ne reste que le langage. Le langage dans l’arène d’un procès sert à fabriquer du point de vue, de la conviction, et c’est vertigineux ! Un procès, c’est un match de langage, c’est de la pure dialectique. Le sujet de ce film, c’est la dialectique. 

Le livre de Goldman ne t’avait pas convaincu de son innocence : en voyant le film, on en est convaincu, grâce à son charisme, mais aussi à l’intensité et la conviction de son interprète, Arieh Worthalter. 

Goldman dit « je suis innocent parce que je suis innocent ». Cette phrase était mon premier titre pour le film. J’ai renoncé parce que ç’aurait été un titre trop abstrait, mais quelle phrase ! Mais ce que tu dis sur Arieh est le plus bel hommage qu’on puisse rendre à un acteur. Arieh est tellement habité qu’il nous donne accès à toute la complexité de Goldman. En abordant le rôle, il ne m’a posé qu’une seule question : il est innocent, ou pas ? Je n’avais pas de réponse, car c’est la question du film. Mais j’ai dit à Arieh que pour lui, il n’y avait pas d’hésitation à avoir : il devait le jouer innocent. 

Le dialogue du début entre Kiejman et Chouraqui est-il inventé ? 

Oui. C’est une scène imaginaire. Ce qui est vrai, ce sont les lettres : Goldman a vraiment voulu le virer à une semaine du procès. Kiejman l’a défendu dans ce contexte d’hostilité et de défiance et ça ne fait qu’augmenter son mérite. 

Le style épuré de la mise en scène était-il pensé dès le début ? 

C’était inscrit dans le projet dès le départ ! Quand j’ai parlé à Nathalie Hertzberg et à Benjamin Elalouf, le producteur, d’un film basé uniquement sur le procès, ça signifiait aussi pour moi naturellement pas de musique, pas de flashbacks, « à l’os ». Ce n’était pas pour des raisons cinématographiques mais éthiques. Si on avait commencé à mettre des flashbacks ou de la musique, on aurait créé du point de vue, de l’empathie. Or, je voulais que le spectateur soit dans la position du juré. La forme devait donc être la plus sèche possible. Dans ce film, il n’y avait pas d’espace pour la fioriture. C’est le sujet qui a dicté la forme. Je voulais montrer l’art oratoire d’un procès et la difficulté de rendre la justice. Ce qui est intéressant dans l’affaire Goldman, c’est qu’elle n’est, au fond, pas élucidée. Ce qui m’a intéressé, c’est que la vérité nous échappe, voire même que différentes vérités se télescopent. Les témoins sont tous troublants, qu’ils soient à charge ou à décharge. Chacun est heurté dans sa conviction. Un procès, ce sont des vérités et des vies au mètre carré. Le jeune veuf qui raconte comment il a retrouvé sa femme ensanglantée n’apporte rien de décisif au dossier, mais il est bouleversant. 

Le Procès Goldman raconte une affaire remontant à cinquante ans et pourtant, le film résonne fortement avec aujourd’hui. Par exemple sur la question de la police. 

Pendant l’écriture, ça nous est apparu flagrant que la sociologie de l’époque était la même qu’aujourd’hui. La société est fracturée de la même manière entre l’extrême-gauche et l’extrême-droite. Sur la police, Goldman est très radical alors que Kiejman représente une pensée plus centriste : il dit en gros que certains policiers sont racistes, mais que l’institution ne l’est pas. Quant à l’avocat de la partie civile, il dit qu’il parle au nom de la France, la vraie, celle des honnêtes gens, face à l’intelligentsia parisienne d’extrême-gauche, ça résonne aussi : l’idée de l’élite contre le peuple, Paris contre la province, etc., tout y était déjà. 

Le film résonne aussi parce qu’il montre la complexité nécessaire de la justice, à une époque où la justice expéditive des réseaux sociaux fait des dégâts. 

Je pense que de tout temps, le commentaire journalistique a eu une influence sur l’issue des débats. Ce qui se passe à l’extérieur du tribunal a une influence sur les décisions des jurés. Dans le cas de Goldman, c’est évident : on a lu toute la presse de l’époque, elle avait clairement pris fait et cause pour lui. Si la presse s’était emballée dans le sens inverse, contre Goldman, il n’aurait peut-être pas été disculpé des deux meurtres. L’engagement de Simone Signoret, de Régis Debray, des people de l’époque, tout cela a joué, c’est évident. 

Ce qui est sûr, c’est que je déteste le tribunal médiatique, qu’il se tienne dans la presse ou sur Internet. Il existe plein de militants de diverses causes qui considèrent que la justice ne fait pas son boulot et qui ont recours au lynchage médiatique. Je trouve ça très dangereux. Quand une affaire sort, c’est fini, la personne accusée est grillée, définitivement morte socialement, qu’elle soit coupable ou innocente. 

Sur ce plan, le film est un hommage puissant à l’état de droit. La justice en tant qu’institution de notre démocratie ne sort-elle pas grandie de ce film, même si ce procès possède aussi ses zones d’ombre ? 

La justice, je ne sais pas, mais ceux qui la rendent, oui sûrement. Goldman a été disculpé faute de preuves et de ce point de vue-là, c’est indiscutable. 

Dans ce théâtre de la justice, Pierre Goldman est un « acteur » sensationnel, une « star ». 

Je voulais que le spectateur soit dans le doute par rapport à lui. Mais je voulais lui donner sa chance. Les figurants dans la salle ne connaissaient pas le scénario, et on a tourné dans l’ordre chronologique du procès. À mi-tournage, j’ai demandé à quelqu’un de faire un micro-trottoir avec des interviews des spectateurs dans la salle de tribunal. On leur demandait si pour eux, Goldman était innocent ou coupable. Très souvent, ils répondaient qu’ils avaient envie qu’il soit innocent. Cette réponse, c’est la définition du charisme. Goldman avait ce charisme qui embarquait les gens. Ce qui est incroyable, c’est que Goldman a embarqué tout le monde il y a cinquante ans, et qu’Arieh réussit à embarquer tout le monde aujourd’hui ! La magie de Goldman a réopéré ! 

Tu as respecté la terminologie de l’époque avec le mot « nègre » qui pourrait être mal reçu aujourd’hui. Mais, il est prononcé par Goldman dans son sens noble, dans la lignée de Césaire ou Senghor. 

J’ai beaucoup hésité, mais j’ai fait le choix de rester fidèle à la parole de Goldman. Dans son livre, il écrit « je rêvais que mes enfants soient des juifs au sang nègre ». Phrase magnifique. 

Visuellement, le film se passe en huis clos, comme sur une scène de théâtre. Dans ce contexte particulier, comment s’est passé le travail avec ton chef opérateur, Patrick Ghiringhelli ?

Le dispositif du tournage était le suivant : salle pleine, tournage très court, réactions du public en direct, trois caméras en permanence. On était entre un tournage classique et une captation. Je n’ai jamais mis en scène les réactions du public. J’ai juste donné à chaque groupe une indication de départ : vous, vous êtes les gauchistes fans de Goldman, vous, vous êtes les potes antillais, vous, vous êtes les victimes accablées, vous, vous êtes côté flics… et c’est tout. Je n’ai rien dit de plus, chacun suivait les débats et réagissait en fonction du groupe auquel il appartenait. J’entendais à l’oreille et à l’intensité les réactions, si les comédiens étaient bons ou pas. Du vrai direct ! 

Le décor a été entièrement fabriqué sur un terrain de tennis. C’était éclairé en haut par une verrière, en lumière naturelle. On faisait beaucoup de prises pour pouvoir filmer tout le monde, chaque séquence a été tournée en moyenne entre vingt et trente fois ! A chaque prise, on replaçait les caméras pour filmer ce qu’on n’avait pas encore filmé. Moi, je regardais mes trois écrans et je dirigeais chaque cadreur en live avec un dispositif d’oreillette. J’étais un peu dans la position d’un réalisateur de direct sportif ! La mise en scène dépend finalement beaucoup de ce qu’on met en place en amont. Avec le temps, je finis par croire plus au dispositif qu’à la mise en scène. 

Tu avais donc beaucoup de matériau à trier et rythmer avec ton monteur, le grand Yann Dedet ? 

On avait des rushes à n’en plus finir, on était découragés avant de commencer ! On s’y est mis tranquillement, on a tout regardé avec nos trois écrans en parallèle. On disait « caméra B, caméra A, etc. ». On a présélectionné tous les morceaux qui nous intéressaient, et à partir de cette matière, on a commencé le montage. Un travail ultra-minutieux, parce que privilégier la parole s’est avéré un énorme travail. Il fallait trouver le point d’équilibre de l’image pour que l’écoute soit parfaite. On a beaucoup monté en fermant les yeux. 

On a fait ça main dans la main avec Yann, le partenaire idéal. 

Il me semble que la force du film vient aussi des acteurs, tous extraordinaires, des premiers rôles aux figurants. 

Avec Antoine Carrard, mon directeur de casting, c’était évident que la crédibilité de la reconstitution du procès découlerait du fait qu’il n’y ait aucun acteur connu dans le film sans hiérarchie entre les figurants, les silhouettes et les acteurs. Un tournage communiste ! 

Comment as-tu choisi Arieh ? 

Au bout de trois phrases en lecture, j’aurais pu lui dire « arrête, c’est bon ! ». C’était une évidence. Il avait tout pour jouer Goldman : le physique, l’intellect, la puissance. Le mot qui me vient spontanément pour résumer le travail d’Arieh, c’est la densité. Dans tout ce qu’il fait, il amène cette densité. On le voit dès le premier plan, quand il est assis dans sa cellule, les yeux en l’air. Ce que j’aimais aussi, c’est qu’on l’entend avant de le voir, grâce à ses lettres. On entend la parole du personnage et on comprend sa psyché complexe avant même de voir son visage. Comme si la voix du vrai Goldman précédait l’acteur. Et Arieh donne un corps et un visage très convaincants à cette voix. Pendant le tournage, il était très autonome, je n’ai pas eu besoin de lui donner beaucoup d’indications. Je dirais de lui qu’il a joué Goldman avec sa propre histoire. 

Georges Kiejman est joué par Arthur Harari, un cinéaste-acteur, comme toi. Il ressemble physiquement à Kiejman et fait lui aussi un travail magnifique. 

Comme Kiejman, Arthur est un aigle physiquement et dans la pensée. Il est éloquent, précis, cérébral. Je pense qu’il donne un portrait très fidèle de ce qu’était Kiejman : grande intelligence, contrôle de ses émotions. On s’est rencontrés en plein confinement, sur un banc de square. J’ai vu mentalement son visage s’emboîter dans celui de Kiejman. Georges Kiejman nous a ouvert sa porte, raconté son procès, exprimé sa bienveillance. Il nous a quitté il y’a quelques jours. J’espère que le film rend hommage à son talent et son intelligence. 

Nicolas Briançon joue l’avocat Garraud, qui défend brillamment le camp de la police et des victimes. 

Il jouait le méchant dans un de mes films, L’Avion. Lui aussi était évident pour moi. C’est un acteur au sens noble du terme ce qui est parfait pour jouer un avocat. Mais ils sont tous très bons. Stéphane Guérin-Tillié qui joue le président, Aurélien Chaussade qui joue l’avocat général… Ils ont des partitions très denses et s’en sortent remarquablement.

Les deux autres avocats de Goldman sont aussi très bons, et Chloé Lecerf qui joue l’épouse de Goldman est bouleversante… 

J’ai le sentiment qu’elle défendait quelque chose au-delà du rôle, tout comme Arieh : un honneur, une histoire… Ce n’est pas rien de jouer une femme noire confrontée à la justice des Blancs. Maxime Tshibangu, qui joue Lautric, est également formidable, très émouvant, il fait partie de la troupe de théâtre de Joël Pommerat. Paul Jeanson, qui joue l’agent qui s’est fait tirer dessus, est tout aussi convaincant. Priscilla Martin, qui joue la jeune femme qui se fait rabaisser par Kiejman dans une séquence où passent le mépris de classe et la domination masculine, est incroyable également. Sa scène est un plan-séquence de six minutes. 

Jerzy Radziwilowicz, qui joue Alter Goldman, est venu exprès de Pologne pour faire ce film : il avait une seule scène et il est resté trois semaines sur une banquette ! J’imagine qu’il a accepté ce rôle, parce qu’il y avait un truc fort à défendre. Sa scène est la pierre angulaire du film. 

On a eu des acteurs qui viennent de tout horizons et un véritable effet de troupe. 

Les figurants qui n’ont pas de texte sont bons aussi.

Oui. Ulysse Dutilloy, qui fait Jean-Jacques Goldman, a pris son rôle très au sérieux. La femme qui joue la belle-mère de Pierre Goldman, Ruth, est très émouvante, juste par les regards. Le groupe des Antillais, le sosie de Régis Debray, etc. Impossible de citer tout le monde, mais ils sont tous essentiels au film. 

Ce qui frappe, c’est que ce film très épuré, presque minimaliste, revêt pourtant une densité thématique extrêmement forte. 

Ce film parle de la justice, de sa complexité, il parle des enfants de la Shoah, de la condition noire, mais aussi des petits Blancs, ceux qui se sentent rabaissés, méprisés parce qu’ils n’ont pas les mots. Eux aussi ont le droit à leur vérité, au respect de ce qu’ils ont vécu. Je n’aime pas beaucoup les idées de Garraud, l’avocat des victimes, mais il faut reconnaître qu’il dit parfois des choses assez justes. Ce procès était un microcosme précis de la société française de l’époque, une époque où la justice était blanche et masculine, et d’une certaine manière rien n’a vraiment changé.

(Dossier de presse) 

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