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Love Life

Entretien avec Kôji Fukada, réalisateur

Votre film commence par une surprise d'anniversaire puis ne cesse de surprendre, semblant être construit autour de ce motif : pourquoi l'avez-vous souhaité ainsi ?

La vie est pleine de surprises, à commencer par le fait même de venir au monde. L’être humain, par nature, ne peut s’empêcher d’espérer une "harmonie préétablie" mais dans la plupart des cas, il ne s’agit que d’une vaine illusion. Quand je réalise un film, j’espère toujours pouvoir représenter à l'écran un sentiment de surprise équivalent à l’imprévisibilité de nos existences, et plus encore le suspense qui en découle. C’est pourquoi je préfère ne pas évoquer l’événement tragique du début du film pour laisser au spectateur la plus forte impression possible : celle que l’on pourrait ressentir dans la vie. 

Love Life peut-il être affilié à un genre cinématographique ? 

C'est une question difficile car je n'ai jamais eu la volonté de faire un film qui appartienne à un genre en particulier. Ici néanmoins la chanson "Love Life" de Akiko Yano a été la motivation première de ce film, je voulais qu'elle puisse être entendue dans les meilleures conditions possibles. Ainsi, si je devais donner un genre à Love Life, je dirais qu'il se rapproche du mélodrame. C'est un genre que j'aime particulièrement parce que toute la cruauté inhérente à la nature humaine s’y exprime. C'est quelque chose que j'ai toujours eu envie d'explorer et que j'apprécie par ailleurs quand j’en vois à l'écran. 

Quels sont les mélodrames qui vont ont marqué ? 

Il y a La rue rouge (1945) de Fritz Lang ou encore L'Ange bleu (1930) de Josef von Sternberg. En général la femme y est très libre et finit par blesser un homme. Mais je n'avais pas tellement envie de coller à ce type de femme fatale, je trouve que c'est un peu réducteur, surtout à notre époque. J'avais envie de prendre le revers de cela. C'est ainsi que chacun des personnages trahit finalement quelqu'un. Que ce soit Taeko, Jiro ou Park, tous les trois commettent un acte de trahison les uns envers les autres. Et même Yamazaki avoue à Jiro qu'elle-même, au lycée, a rompu avec un garçon et qu'à présent elle comprend son ressenti, expiant ainsi un peu sa propre trahison. Je n'avais pas non plus envie de faire de Jiro un personnage particulièrement cruel, j'avais simplement envie qu'à travers lui, on comprenne que tout le monde peut blesser quelqu'un sans le vouloir. Je ne crois pas qu'il y ait de méchanceté de sa part envers Taeko ou Yamazaki. Ce sont des cruautés banales. 

Il y a dans le film un jeu sur les distances entre les personnages : faut-il y voir du sens ? 

Je ne dirais pas que l'espace ou la distance physique est égale à la distance émotionnelle : ce n'est pas aussi direct. Mais il y a tout de même une correspondance. J'avais envie que les gens puissent voir qu'il y avait un rapport entre la façon dont les personnages se tiennent et la façon dont ils vivent leurs relations. Pour moi, c'était un thème très important, en tout cas un aspect auquel je voulais apporter un soin tout particulier parce que le point de départ du film était cette chanson et ses paroles : « quelle que soit la distance qui nous sépare ». 

Le cinéma est un art en deux dimensions, il est donc difficile de donner une notion de profondeur ou de distance entre les personnages. J'avais été très marqué par un entretien de Hayao Miyazaki à ce sujet. Il avait participé en tant que directeur artistique à Horus, prince du soleil (1968) de Isao Takahata et était en charge d’organiser l'espace. Il avait cartographié tous les lieux de l'action pour y placer ses personnages et il s'est rendu compte que les distances n'étaient absolument pas rendues à l'écran. C'est à partir de là qu'il a eu cette idée de marquer la distance entre les personnages sur un axe vertical et non horizontal. C'est pour ça que dans Le Château dans le ciel, tout se joue plutôt de haut en bas : l'œil perçoit beaucoup mieux la distance dans la hauteur que dans la largeur. J'avais vraiment été très inspiré par ceci et c'est pour cette raison-là que j'ai choisi ce décor avec deux barres d'immeubles qui se font face, où il y a la possibilité de faire aller et venir les personnages, mais aussi un rapport de distance entre le 4ème étage de l'immeuble et la cour, ainsi qu’entre les deux logements qui se font face, l’un élevé et l'autre au premier étage.  

J'ai aussi essayé de trouver des astuces pour définir dans l'espace le rapport de proximité entre Park et Taeko. Au départ il est dans un parc, sans abri, puis il va intégrer un premier logement en face puis arriver dans le logement de Taeko, et enfin ils vont se retrouver tous les deux dans une petite salle de bain, et c'est là que leur proximité est la plus importante. Je les fais ensuite traverser la mer, pour que l’on ressente encore le déplacement émotionnel des personnages et l'évolution de leur relation. 

J’ai vraiment apporté un soin à la géographie des personnages, leur positionnement les uns par rapport aux autres. Jiro et Taeko vivent dans le même appartement mais leur éloignement est très évolutif. Je pense que cela définit aussi la manière dont ils ressentent leur intimité, comme le fait de pouvoir utiliser ou non la salle de bain. Par ailleurs, il travaille à la mairie, au bureau du service social, pendant qu’elle travaille dans une association d’aide aux sans-abris. Je voulais que les deux lieux soient séparés d'à peu près 30 secondes à pied et mon équipe de repérage a trouvé cette configuration qui permettait les allers et venues. J'ai appliqué cette logique à tous les personnages. 

En quoi les liens dépeints dans le film sont-ils japonais ? 

Le personnage de Taeko représente tout un système. Selon moi, elle se définit dans sa relation à l'autre, dans le rôle qu'elle va jouer auprès d'une tierce personne : elle est la femme de Jiro, elle est la mère de Keita, elle est la protectrice de son ex-mari… En fait, c'est un personnage qui a du mal à affirmer son individualité, ce qui est assez propre à la société japonaise. On a tendance à nous affubler d'un rôle, d'une place très définie. Dans une société, sur un lieu de travail, on ne va pas forcément appeler les gens par leur nom, mais par leur poste. De la même manière, on désigne souvent les femmes comme « la femme de » ou « la mère de »… 

Si j'ai voulu qu'il y ait un malaise dans la relation entre Taeko et ses beaux-parents, c'est précisément parce que je pense qu'elle incarne une erreur dans le système patriarcal japonais. Aux yeux de ses beaux-parents, qui avaient en tête un stéréotype de la belle-fille idéale, Taeko déroge à la règle puisqu'elle a déjà été mariée, et qu’elle a en plus eu un enfant de ce premier mariage. A partir de là, leur relation ne peut pas être fluide puisqu'elle-même est un peu comme un grain de sable dans le système japonais. 

Cela dit, le personnage est un peu plus émancipé que ce que j'avais imaginé au départ. J’avais en tête une femme japonaise assez caractéristique, très contrainte et qui subit. Or Fumino Kimura, l'actrice qui incarne Taeko, est une femme qui a beaucoup de détermination et de force. C'est une femme franche, qui dit les choses comme elle les pense. Cette nature a influencé le personnage et c'est ce qui fait qu'elle répond avec beaucoup d'aplomb quand son beau-père a des mots injurieux à son égard. Malgré ce tempérament, le personnage incarne l'impossibilité de s'émanciper complètement du système patriarcal. 

L'ex-mari de Taeko (Park) est un personnage qui semble illustrer l’incapacité à exprimer ses sentiments. 

Park est effectivement un personnage à part, qui révèle les ambiguïtés des autres. Il n'est par exemple jamais dit pourquoi il a quitté Taeko, pourquoi il s'est enfui. Quand elle lui pose la question, il répond « Je ne sais pas ». Son paradoxe est d'avoir lui aussi des sentiments très enfouis, mais de servir de révélateur, de catalyseur à ceux de Taeko et Jiro. J'ai construit ce rôle en ce sens jusqu'au choix d'Atom Sunada, l'acteur qui l'interprète, parce que j'ai senti chez lui une très grande envie d'émancipation, qui est précisément ce que je voulais que Park manifeste. Alors que dans les films de fiction les personnages malentendants récoltent souvent la pitié ou la compassion des autres, j'avais vraiment envie qu'on puisse le voir comme n’importe qui, y compris dans ses mensonges ou sa noirceur. 

La première fois que j'ai pensé à ce personnage, c'était lorsque je donnais des conférences pour un atelier destiné aux sourds et malentendants en 2018. Celui-ci avait été organisé par l'International Deaf Film Festival de Tokyo. Ce n'est qu'à ce moment-là - un peu tardivement, je le reconnais - que j’ai réalisé que la langue des signes est une langue à part entière, au même titre que le japonais, l'anglais ou le français. C'est aussi un langage qui fonctionne très bien à l'écran. Plus tard, en écrivant le scénario de Love Life, le défi était de savoir comment créer la tension liée au triangle amoureux entre Taeko, Jiro et l'ex-mari de Taeko, et j'ai eu cette idée d'une langue commune partagée uniquement par Taeko et son ex-mari. Depuis cet atelier, je voulais utiliser la langue des signes dans l'un de mes films, alors j'ai décidé de saisir cette opportunité pour le personnage de Park. 

Cela a ouvert le champ des possibles d’un point de vue purement visuel et cinématographique, mais ce qui m'a particulièrement frappé, c'est que ce moyen de communication s’accompagne d’une attention particulière aux expressions faciales de l'autre. C’est l’opposé de la tendance qu'ont les « entendants », lorsqu'ils communiquent, à détourner le regard de l'autre au fur et à mesure qu'il se rapproche de lui. Cette pensée a conduit à cette réplique dans la dernière scène : « Regarde-moi ».

Au départ, cette histoire était supposée se passer totalement en japonais. Là en l'occurrence, il y a 3 langues différentes puisqu’il y a le japonais, le coréen et la langue des signes coréenne. Est-ce que le langage nous rapproche ou nous éloigne ? C'est une citation que j'avais déjà utilisée dans La Comédie Humaine, un de mes premiers films, où l'un des personnages cite Nietzsche et dit que le langage est un pont d'illusions entre deux solitudes. On a beau se parler, on a beau signer dans la même langue, on a beau avoir l'illusion de s'être compris à un moment, je pense qu'en réalité, on est toujours seul face à nous-mêmes. Cette solitude fait vraiment partie intégrante de la nature humaine. Ma conception, à la fois du langage mais aussi de la condition humaine, se reflète parfaitement dans les relations des personnages de Love Life.

Mais le plus important est que la surdité de Park n'est pas un raccourci pour signifier qu'il est à plaindre, ou qu'il est pur et innocent. C'est simplement quelque chose de naturel, comme l'est cette relation entre une personne entendante et une personne sourde... C'est une relation triangulaire entre des êtres humains. Je n'ai pas besoin d'inventer des histoires pour justifier des personnages entendants dans mes films, donc il en va de même pour les personnes sourdes. J'espère que ce film sera un pas vers l'acceptation de ce principe, qui consiste à ne pas exiger de raison particulière pour avoir des sourds dans les films. Ce serait déjà un grand pas en avant...

Pourquoi est-il coréen ? 

Au départ, je n'avais pas l'intention d'en faire un personnage coréen. Je dois dire que Love Life est un projet que j'ai en tête depuis déjà 20 ans. Et à l'époque, au moment où j'ai eu envie d'écrire cette histoire, j'en avais imaginé l'ossature sans être vraiment capable de penser les distances entre les personnages et leurs déplacements. Toujours est-il que justement, ce couple composé par Taeko et son ex-mari devait voyager loin, pour marquer une différence avec le couple que Jiro forme avec Yamazaki, avec laquelle il a une aventure. Jiro va déjà se déplacer en province pour retrouver Yamazaki. Mais pour pouvoir faire comprendre au spectateur que Taeko et Park vont encore plus loin, et pour que la transformation psychologique de Taeko puisse advenir, il était indispensable de l’extraire de son quotidien et de l’amener dans un endroit culturellement différent. Et je souhaitais surtout qu'ils se déplacent en bateau plutôt qu’en avion. La destination évidente était donc la Corée, c'est pour cela que le personnage de Park est devenu coréen.

Quel est le statut de Park au Japon ?

Quand on est un ressortissant étranger, on ne peut pas percevoir d'aides gouvernementales, comme les autres sans-abris japonais que l'on voit avec Park. On est supposé s'inscrire sur des registres. Or, une fois qu'on est inscrit dans une ville, on ne peut plus extraire ce dossier. Quand on se déplace sur le territoire, on ne peut alors pas percevoir d'aide compensatoire en dehors du lieu d'enregistrement d’origine. Or Park n'est pas enregistré dans la ville où Taeko vit et travaille. Ce qui fait qu’il a l'obligation de travailler pour subvenir à ses besoins car il ne peut pas toucher d'aide. Jiro travaille pour le service social de la mairie, une collectivité territoriale et donc une institution d'État. Mais c’est l’organisation non gouvernementale dans laquelle travaille Taeko qui va venir en aide à Park. C’est donc une organisation civile qui, en l'occurrence, soutient Park dans ses démarches et lui propose un logement. Dans son cas, ce n'est pas l'État qui subvient à ses besoins.

Les coréens du Japon ont un statut assez particulier et sont encore aujourd’hui victimes de fortes discriminations. Ce n'est pas le cas de Park. Il est vraiment un étranger au sens propre du terme, puisqu'il est né en Corée, a vécu en Corée, puis est venu en tant qu’étranger au Japon. Dans le cinéma japonais, jusqu'à présent, on a vu très peu de personnages coréens. Pourtant dans la population japonaise il y a aujourd’hui une importante communauté coréenne. Ce peu de représentation donne le sentiment, lorsqu’on voit un personnage coréen dans un film japonais, qu’il sort un peu du lot. Ce que je souhaitais avec Park est qu’il soit au contraire représenté de manière à refléter la place réelle des coréens dans la société japonaise. J'espère qu'il y aura de plus en plus de personnages comme celui-là.

Le jeu d'Othello est très présent dans le film. Y a-t-il un symbole derrière cela ?

L'idée que chaque spectateur puisse y voir un symbole me plaît. Au départ, c'était pour des raisons de scénario et de mise en scène. En général, l'accessoire n'a pas en soi une valeur symbolique forte. Au départ, il y a une raison pratique derrière le jeu d’Othello, mais au fur et à mesure de l'écriture, il prend une place de plus en plus importante. Pour Taeko, cela devient quelque chose qu’elle doit absolument protéger, par exemple. Il y a dans le film d’autres éléments similaires qui n’ont pas une fonction importante au départ mais qui vont finalement constituer une sorte de carte qui permet de structurer le film, comme les sœurs, le chat, les CD suspendus à la fenêtre… 

Avec le jeu d'Othello, il y avait aussi l'idée que Keita, en dehors de sa famille, a une vie à part entière, qu'il est connecté à des gens hors de sa cellule familiale. On a beau être liés par le sang, on reste quand même des étrangers les uns pour les autres : un enfant a une vie à laquelle ses parents n'accèdent pas. Chacun a en soi des facettes que les autres ignorent. Cette partie en ligne était là pour révéler ça. À la fin, le plateau de jeu reste intact. Je pense que ça fait aussi écho à cette réplique de Park à Taeko : « il faut vivre sans oublier le passé » et je trouve que quelque part, il y a une résonance, une correspondance entre le plateau intact et cette réplique.

(Dossier de presse) 

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