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L'amour et les forêts

Entretien avec Valérie Donzelli, réalisatrice

Comment avez-vous connu le roman d’Éric Reinhardt, et qu’est-ce qui vous a donné envie de le porter à l’écran ?

J’ai lu L’Amour et les forêts pendant le tournage de MARGUERITE ET JULIEN. J’y ai trouvé d’immédiates résonnances personnelles, comme cette disposition qu’on a à toujours prendre sur soi, à ne pas complètement exprimer ce qu’on ressent par peur de ne pas être aimé, de décevoir… Mais ce qui m’a vraiment décidée à l’adapter, c’est la scène où Grégoire Lamoureux fait son mea culpa après avoir entendu à la radio le portrait d’un homme maltraitant sa femme. Comment il retourne la situation pour se poser en victime, et comment ce stratagème pervers fait mouche, parce que la véritable victime de ses agissements ne sait pas y résister. Mais adapter ce roman me semblait difficile et j’ai repoussé l’idée, sans l’oublier. Ensuite j’ai réalisé NOTRE DAME, un film léger qui a été très réparateur. Et Nona et ses filles, ma série sur laquelle j’ai énormément appris. Mettre en scène une série avec autant de personnages tout en jouant dedans dans un temps record était un vrai baptême de feu. Plus rien ne me faisait peur après ça. J’avais envie de revenir au cinéma avec un film où je ne serais que metteur en scène, et avec l’envie aussi d’explorer un autre genre. 

Comment conjurer le spectre du «film à sujet » ? 

Par le cinéma, en faisant un film à la fois très mental et très incarné. C’est une gageure mais c’est tout l’enjeu. En bousculant le scénario aussi. D’habitude mes scénarios sont un peu relâchés, parce qu’un scénario est avant tout pour moi un marchepied vers la mise en scène, quelque chose qu’on peut oublier. Celui de L’AMOUR ET LES FORÊTS au contraire était très tenu, je l’ai écrit avec Audrey Diwan qui est une formidable partenaire pour moi, avec une maîtrise très forte de l’écriture. On dit qu’on fait un film contre son scénario, c’est vrai de tous mes films et plus que jamais de celui-là. Notre scénario était fort, c’était une base très solide, il fallait donc danser et lutter avec et contre lui. Je l’ai «déchiré», malmené, surtout au montage où, parce que je sentais qu’il fallait donner un tour plus mental au film, j’ai travaillé sur l’ellipse et arraché des morceaux du récit. Comme NOUS NE VIEILLIRONS PAS ENSEMBLE de Pialat, qui est construit sur des ellipses. Une ellipse, ça nous prend toujours de vitesse, on rattrape les choses après coup et ça nous éloigne du film à sujet. 

L’originalité du roman d’Éric Reinhardt, c’est aussi la place qu’y tient l’auteur lui-même, qui est le destinataire du récit. 

Je ne voulais pas reprendre ce principe de narration parce que cette dimension «méta» aurait été encombrante dans l’espace plus resserré d’un film. En revanche, il était essentiel pour moi de filmer une situation de parole et d’écoute. Comment les mots se donnent, comment ils sont reçus. Parce que cette mécanique-là, ce jeu de la parole et de l’écoute, déjoue la honte, la destruction de la confiance en soi. Les sales histoires surgissent dans le silence et le repli. La situation de parole et d’écoute brise les chaînes qui vous enferment dans une situation insoutenable. C’est pourquoi le film est ponctué par les scènes avec le personnage joué par Dominique Reymond, qui en quelque sorte se substitue à la figure de l’écrivain dans le roman. Ces scènes me permettent aussi de ne pas rendre le spectateur otage d’un suspens sordide autour du féminicide : on sait qu’il y a une issue à cette histoire, mais on ignore laquelle. 

Le fait que Blanche raconte son histoire nous place d’emblée dans son espace mental à elle. 

espace mental à elle. Oui, on est toujours avec elle, dans sa tête, et on sent que sa perception, sa vision du monde est éclatée par l’emprise que Lamoureux a sur elle. Souvent au cinéma la représentation diffractée, éclatée, brisée du réel se fait du point de vue du jaloux, qui voit des choses, qui entend des voix. Parce que la jalousie maladive rapproche de la folie – c’est L’ENFER de Chabrol, par exemple. Ici, il y a un renversement : c’est la vision de la femme, objet de la jalousie et du désir malade du mari, qui est éclatée.

Dès les tous premiers plans. Parce qu’elle est dépossédée d’elle-même, coupée de ses sensations, de son monde intérieur. Cette mécanique de l’emprise me passionne, elle met en jeu des sentiments d’une infinie complexité, et où il est facile de perdre pied.

Faire droit à cette complexité, cela suppose aussi de restituer une certaine ambivalence des sentiments. 

Absolument. Surtout pour un personnage comme Blanche, qui n’est pas tordue, pas dans un rapport de force avec les autres. C’est une amoureuse de l’amour, elle veut être aimée à tout prix. Elle adhère à l’idée que le mariage, c’est pour le meilleur et pour le pire. Alors, qu’est-ce qu’on fait de nos sentiments, quand ça commence à mal tourner ? C’est là que l’incarnation est fondamentale, parce qu’il faut donner une consistance physique, charnelle à l’ambivalence des sentiments. Il y a quelque chose chez Grégoire qui séduira toujours Blanche, et c’est ça qui fait peur. Je voulais raconter comment Grégoire et Blanche, dans les premiers temps, se connectent par le sexe. J’ai voulu montrer dans les scènes d’amour qu’il est capable de comprendre son corps, de lui donner du plaisir, et que le désir soit réciproque. Mais peu à peu il transforme cette belle disposition en un pouvoir, un ascendant dont il va user avec perversité en la désirant moins, en lui renvoyant l’image d’une femme indésirable. Blanche est excitée à un endroit qui lui fait peur, mais elle ne prend pas conscience que Greg profite de son pouvoir. La sexualité est un endroit de danger parce qu’il y a du don et de l’abandon, de la dépossession et de l’inconnu. C’est beau de se frotter à ce danger-là, mais ce qui est compliqué c’est de garder l’estime de soi. Blanche, elle, est démunie parce qu’elle a besoin d’amour. Demander à Gabriel Yared de composer la musique a été déterminant dans la construction du récit. Je l’ai sollicité parce que la musique de 37°2 LE MATIN m’a marquée à vie. Je lui ai donné le scénario en lui demandant un « thème d’amour qui se déglingue». Il me l’a rendu en disant, avec toute son élégance naturelle, qu’il était d’accord pour déglinguer un thème d’amour, mais qu’il avait d’abord besoin de l’amour… Je suis repartie avec mon scénario sous le bras. Mais il avait raison. J’étais trop concentrée sur la noirceur, au point d’en oublier qu’il y a, d’abord, cette histoire d’amour. Alors j’ai repris l’écriture et repensé l’incarnation.

L’incarnation, c’est avant tout les acteurs.

Bien sûr. Ils portent cette double dimension sensible et mentale. Il fallait mettre en scène avec eux des états mentaux fugaces, la petite crispation d’un visage, un regard qui décroche, une petite moue, tout ce qui trahit nos sentiments, nos émotions. Montrer par l’incarnation des choses invisibles, indicibles. La connexion amoureuse entre deux désirs autant que ces petites lames qui coupent et qu’on oublie trop vite. Comment Blanche, par exemple, prend sur elle lorsque Lamoureux dénigre sa nouvelle coupe de cheveux. 

Comment avez-vous constitué le couple Virginie Efira et Melvil Poupaud? 

J’ai choisi Virginie avant même de commencer l’écriture, je n’ai imaginé qu’elle dans ce rôle. C’est une actrice qui génère de l’empathie, quoi qu’elle fasse, quel que soit le personnage qu’elle incarne. Elle pourrait jouer le pire des monstres, on l’aimerait quand même, au moins un peu. Et cette empathie était cruciale dans le rapport au spectateur. Juste avant le confinement, je lui ai offert le roman en disant que j’aimerais l’adapter pour elle. Elle l’a aimé et a tout de suite accepté le rôle. En revanche, je n’avais personne en tête en écrivant le personnage de Lamoureux. Et puis un jour Melvil Poupaud a surgi et m’est apparu comme une évidence. J’ai regardé des photos, je l’ai trouvé beau, et je me suis souvenu combien il était génial dans GR CE À DIEU de François Ozon. J’en ai parlé à Virginie qui a tout de suite été enthousiaste. Melvil en Grégoire Lamoureux, je trouvais ça inattendu, il n’avait jamais eu ce genre de rôle. Il a accepté immédiatement et a pris à bras le corps, avec joie, ce personnage «monstrueux » tellement éloigné de lui. 

Comment les avez-vous dirigés sur le plateau? 

Ça n’était pas compliqué. Je savais que l’un et l’autre avaient parfaitement compris le scénario, le film, qu’il n’y aurait rien à leur expliquer et que je pourrais me concentrer sur la mise en scène. D’ailleurs, nous n’avons pas fait la moindre lecture avant le premier jour de tournage. Melvil est d’une précision absolue, il comprend tout de suite ce qu’on lui demande et l’exécute à la perfection. S’il doit faire une entrée de champ compliquée, on sait qu’il va la réussir à la seconde près. Virginie a une approche complètement différente, elle cherche l’incarnation, le naturel. Je ne sais pas comment elle fait mais le résultat est magique, cela reste un mystère pour moi. Sa photogénie aussi est spectaculaire. Elle est solide, exigeante aussi et se connaît très bien. Ils se complètent très bien tous les deux. Je n’ai jamais eu à refaire une prise «à cause» des acteurs mais seulement parce que moi je cherchais quelque chose. 

Elle est entourée dans le film par des actrices que l’on voit moins aujourd’hui  : Virginie Ledoyen, Romane Bohringer, Laurence Côte, Nathalie Richard, Dominique Reymond… Alors que Virginie Efira, elle, tourne beaucoup. 

Je voulais absolument que Virginie, qui est une star d’aujourd’hui, joue avec des actrices du même calibre qu’elle. 

Je voulais que Blanche soit entourée uniquement par des actrices qui ont joué dans de grands films, des actrices qui rassurent, qui lui assurent une protection. 

On sent aussi dans le film votre envie de jouer avec les matières, les lumières, la texture de l’image.

J’ai toujours dans un coin de la tête l’envie de faire un film expérimental, et sur ce film mes premiers élans étaient expérimentaux : j’imaginais gratter la pellicule ou tourner en noir et blanc… Mais ce qui me freine, c’est que je ne veux pas faire ça à la va-vite en post-production. Il faut que les choses me plaisent sur le plateau, il n’est pas question de dire «on verra en post-prod». Dans L’AMOUR ET LES FORÊTS, tous les effets sont faits en direct, sur le plateau. Je voulais tourner tout le film en pellicule, mais c’était difficile, donc on a mélangé le Super-16 et le numérique. J’aime travailler avec la contrainte. Au final c’est mieux cela permettait un partage entre les deux faces de cette histoire. Une face Rohmer : la Normandie, l’été, la lumière, Melvil Poupaud qui semble revenir de CONTE D’ÉTÉ, Marie Rivière, un charme désuet, une petite maison près de la mer, l’amour fou et Blanche comme un agneau. Et puis, on bascule sur une face Hitchcock : des tons plus sombres, une grande maison comme dans REBECCA, la maîtrise, la perversion, Lamoureux comme un loup qui emmène l’agneau sur son territoire. J’ai tout de suite aimé cette maison à Metz, c’est une maison d’architecte construite dans les années 70 au bord d’une route. Elle fait vraiment décor de cinéma à la Hitchcock, et elle a contribué à donner le ton visuel du film et son côté sans âge qui était précieux, car je ne voulais pas situer le film par rapport à une actualité, quelle qu’elle soit.

C’est la première fois que vous travaillez avec le chef opérateur Laurent Tangy.

Pour ce film j’ai senti que j’avais besoin de virginité et j’ai renouvelé mon équipe. Laurent a fait des films qui sont assez éloignés de moi, mais aussi L’ÉVÉNEMENT d’Audrey Diwan, qui est remarquablement cadré, tout à l’épaule. On s’est immédiatement bien entendu, il est très doué, très instinctif et on se comprend vite. Sur le plateau, j’ai besoin d’un allié capable de réagir au quart de tour, parce que le temps est compté, et Laurent se prête au jeu avec enthousiasme. On a plein d’outils à portée de main pour s’en servir tout de suite quand une idée surgit ou pour trouver une solution visuelle à une question de mise en scène. On ose, on expérimente, on tente un truc et puis un autre, parfois une scène ne marche pas alors on essaie un filtre, un miroir, un reflet et puis clac, on trouve… C’est risqué de tout faire en direct, parce qu’on ne peut plus rien défaire en post-production. Mais ça permet d’attraper la vérité du moment, dans sa fraîcheur. 

Le plateau doit vraiment être un endroit d’amusement, la fabrication doit être une joie, même si on tourne un mélodrame psychologique. Je ne me suis jamais sentie aussi libre qu’en tournant L’AMOUR ET LES FORÊTS, alors que c’est la première fois que je réalise un drame sans une seule scène de comédie. L’idée, c’est de faire feu de tout bois, mais jamais sur le dos des personnages, jamais contre l’émotion ou la vérité des personnages. Que ce soit réaliste sur les sentiments, mais pas sur l’écran. La stylisation embrasse le sujet du film et en même temps le tient à distance. Elle dynamise une trame qui, au fond, est très simple, très classique, tout en crescendo.

Comment décide-t-on jusqu’où va ce crescendo?

Je voulais éviter le film démonstratif, mais je ne voulais pas esquiver le fond du sujet. Ne rien lâcher sur ce qui me tient à cœur : montrer la mécanique de la culpabilité et de la maltraitance, et comment l’estime de soi peut être broyée. Passer par une forme très cinématographique pour dire comment la domination s’incarne dans ce geste de s’approprier l’autre, et on sait que les féminicides surviennent souvent au moment de la séparation. Raconter comment ce piège se met en place. La perversion de Lamoureux, qui est un petit monsieur frustré, consiste à expulser sa propre culpabilité et la plaquer sur Blanche, qui l’absorbe. Il a cette intelligence et une sensibilité qui lui permet de sentir les failles où s’engouffrer. Alors, où s’arrêter dans le crescendo? Je me suis éloigné du roman, qui en un sens est plus violent, mais j’ai gardé intacte la scène de la forêt avec Bertrand Belin, que j’avais trouvé génial dans TRALALA des Frères Larrieu. J’ai mis en valeur sa timidité, son phrasé, sa tendresse pour en faire avant tout un personnage étrange. Suffisamment bizarre pour que l’on ne pense pas que Blanche puisse tomber amoureuse de lui. Parce qu’il fallait que ce passage en forêt ne soit pas une porte ouverte dans sa vie, seulement une bulle d’oxygène où elle reprend des forces et de l’aplomb, jusqu’à être capable de mentir, ce qu’elle ne savait pas faire. Pour autant, je ne voulais pas qu’elle soit « sauvée par l’amour» et finisse dans les bras de son sauveur. Il fallait qu’elle se sauve par elle-même, et que ça passe par une confrontation. Enfin je tenais à l’épilogue parce qu’il aurait été trop facile d’arrêter le film au seuil d’un avenir radieux. Ce n’est pas parce qu’on va au tribunal que tout se termine. Grégoire est aussi le père des enfants de Blanche, et donc toute sa vie elle va devoir continuer à le côtoyer. Son rapport à lui va changer, elle va évoluer, ne plus tomber dans ses pièges, peut-être ne plus se sentir victime de lui. Lui aussi fera son chemin, peut-être. Mais dans la dernière scène, ils ne sont pas au même endroit. Parce que l’estime de soi est si précieuse et si fragile qu’il faut parfois toute une vie pour la reconstruire.

(Dossier de presse) 

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